Le «grand tournant» du mouvement syndical
Le livre de deux syndicalistes revient sur le temps des fusions qui ont précédé celle d’Unia. Un rappel historique pour mieux s’orienter vers l’avenir
L’année dernière, juste avant le 4e congrès ordinaire d’Unia, Vasco Pedrina et Hans Schäppi publiaient un livre intitulé «Le grand tournant dans le mouvement syndical». Ils y relatent l’histoire des fusions syndicales dans le secteur privé en Suisse, des années 1980-1990, jusqu’à celle d’Unia fin 2004. Ils y évoquent d’abord le rapprochement entre la FOBB (Fédération des ouvriers du bois et du bâtiment, devenue Syndicat du bâtiment et du bois en 1974) et la FTCP (Fédération du personnel du textile, de la chimie et du papier) qui a conduit à la constitution du SIB (Syndicat industrie et bâtiment) en 1993, puis les étapes ayant mené à la création d’Unia en 2004. L’ouvrage parle des problématiques organisationnelles et de l’impact du tournant sur les questions migratoires, salariales, économiques ou encore sur l’égalité.
Peu avant le dernier jour du 4e congrès d’Unia – qui se tiendra le 26 février – retour sur ce livre avec Vasco Pedrina, ancien président du SIB, ancien coprésident de l’Union syndicale suisse (USS), puis coprésident d’Unia de 2004 à 2006. Le livre n’existe malheureusement qu’en allemand. Mais les deux auteurs sont prêts à se déplacer en Suisse romande pour des assemblées ou des séminaires. Interview.
Le livre retrace l’épopée de la fusion entre la FOBB et la FTCP qui a donné naissance au Syndicat industrie et bâtiment (SIB) en 1993. Qu’est-ce qui a présidé à cette union?
A la fin des années 1980, les syndicats se sont retrouvés le dos au mur face au patronat et au pouvoir politique. Concernant le déplacement massif des places de travail des secteurs traditionnels vers les services et des «cols bleus» vers les «cols blancs», ils avaient loupé leur réorganisation syndicale; cela notamment en raison de leurs structures de branches longtemps figées. Qui plus est, leur politique de «paix du travail absolue» pendant les Trente Glorieuses de l’après-guerre avait affaibli fortement leur capacité de mobilisation et de faire grève, ainsi que leur capacité référendaire (à savoir récolter des signatures et gagner une votation). Avec la longue crise des années 1990 et la perte massive de places de travail dans les bastions syndicaux de l’industrie et de l’artisanat, qui s’est ensuivie, les problèmes se sont encore accrus. La question est devenue vitale de réorienter notre politique vers un syndicalisme interprofessionnel et combatif. La fusion entre la FOBB et la FTCP en 1993 a marqué de fait le début d’une grande restructuration des syndicats de tout le secteur privé.
Dans cet ouvrage, vous évoquez le poids de mouvements de la gauche radicale ayant pris des postes importants dans les syndicats. Quel a été ce processus et son apport au syndicalisme suisse?
Comme tant d’autres, j’ai été moi-même politisé dans la foulée de 1968. Lorsque ma génération est entrée dans les syndicats pour réorienter leur cours dans les années 1970, nous nous sommes inspirés du courant combatif minoritaire qui s’était formé lors des grèves des premières années de l’après-guerre. Ces luttes avaient conduit à une extension notable du réseau des conventions collectives de travail (CCT). Et ce courant n’a cessé de croire à un syndicalisme combatif jusqu’à ce que nous ayons repris le flambeau, en étroite collaboration avec un nombre croissant de militants issus de la migration. Mais il faut dire que ces trois composantes n’auraient pas réussi le «grand tournant» de la politique syndicale sans l’adhésion et la participation à notre projet de changement d’un grand nombre de secrétaires et de militantes et de militants, socialisés dans la tradition de paix du travail, mais qui, au cours des années 1990, se sont rendu compte que, face à un capitalisme en crise et face à un patronat de plus en plus arrogant, la vieille politique nous aurait conduits dans l’abîme.
Il est question également de l’importance de l’implication des migrants et des femmes, dans le mouvement. En quoi cette présence a-t-elle modifié le paysage syndical et les rapports de force?
L’organisation syndicale systématique des migrants a commencé tard, dans les années 1960. Ezio Canonica, devenu ensuite président de la FOBB et de l’USS, a été l’un des premiers dirigeants à comprendre que l’immigration en Suisse allait devenir un phénomène permanent et qu’il fallait œuvrer pour l’unité entre salariés suisses et immigrés. Ce choix a fait que la FOBB est devenue, au début des années 1990, le plus grand syndicat. Et comme la plupart des militants immigrés avaient été influencés par les mouvements sociaux de masse de leur pays d’origine, ils sont devenus au sein des syndicats une force de changement sur qui compter. Et qui a marqué le paysage syndical suisse jusqu’à ce jour.
La marche des femmes dans les syndicats, tout particulièrement dans une FOBB très masculine (les femmes n’y représentant que 1,2% du sociétariat!), a été marquée par plusieurs revers, mais elle a été d’autant plus impressionnante, tant pour les résultats obtenus sur les questions d’égalité que par les changements au sein de nos organisations. C’est la 1re grève des femmes de 1991 qui a provoqué un élan incroyable. Au SIB, le changement de composition dans l’appareil syndical et dans le réseau des militantes et des militants a été tout aussi déterminant pour les progrès réalisés que l’alliance qui s’est établie entre femmes et migrants. Dix ans après sa naissance, le SIB comptait 12% de femmes, à savoir dix fois plus. Unia en compte bientôt 30%!
Quelle a été la place des syndicalistes romands dans ces fusions? Existait-il un «Röstigraben» syndical…
On peut dire que les syndicalistes romands ont été la 5e force ayant poussé à un syndicalisme combatif, même si, quand il s’agissait des structures syndicales, ils se sont parfois comportés en conservateurs… Lors de la fusion du SIB par exemple, ils ne voulaient pas renoncer au sigle «FOBB», en raison de la valeur symbolique de sa marque, synonyme de syndicalisme de l’«action directe».
Le seul texte du livre existant en français traite du «SIB et du Röstigraben». Il fait suite à un long entretien de bilan avec des anciens responsables du SIB romands (Marie-France Perroud, Roland Conus, Bernard Jeandet, Jacques Robert). Si ce texte met en évidence de nombreuses différences culturelles au sein du SIB entre la Suisse alémanique et la Suisse romande, reflétant celles de l’ensemble du pays, nos quatre collègues nient l’existence d’un véritable «Röstigraben» au sein du syndicat, ce qui peut surprendre. Cela tient au fait que le taux de syndicalisation tant en Suisse romande qu’au Tessin était le double qu’en Suisse alémanique et qu’avec presque la moitié des effectifs de l’organisation, il ne s’agissait pas vraiment d’une minorité. En outre, grâce à sa tradition anarcho-syndicaliste, la Suisse romande avait réussi à préserver davantage sa capacité de lutte, ce qui comptait dans les rapports de force internes au syndicat. Enfin, il y avait certes de temps à autre de fortes tensions entre régions linguistiques, notamment lors de renouvellements conventionnels nationaux, comme dans la maçonnerie. Mais la majorité des Romands était consciente que c’était plus facile de réaliser des avancées là où le degré d’organisation était élevé et là où le réseau de militants combatifs était fort, souvent dans les villes, que là où ce n’était pas le cas, souvent dans les zones de campagne. Cela valait aussi au sein même de la Suisse romande.
Lors de la création d’Unia fin 2004, né de la fusion du SIB, de la FTMH (Fédération des travailleurs de la métallurgie et de l’horlogerie), de la FCTA (Fédération du commerce, des transports et de l’alimentation) et d’Actions Unia de Genève, les cultures syndicales étaient très différentes. Comment ce rapprochement entre un SIB très combatif et une FTMH ancrée dans la paix du travail a-t-il été possible?
Avec l’ancienne FTMH qui a écrasé le mouvement de démocratisation du «Manifeste 77», il aurait été impossible d’envisager une fusion. Mais dans les années 1990, cette fédération s’est ouverte à une nouvelle dynamique. Avec Christiane Brunner et une nouvelle génération à sa tête, la FTMH a commencé aussi à revoir sa politique. La longue crise a joué certes un rôle. Mais ce qui a vraisemblablement été décisif, c’est le fait que l’arrogance patronale ne connaissait plus de bornes: l’idéologie néolibérale avait ouvert la voie à la politique de Shareholder Value, c’est-à-dire de la maximisation du profit à court terme sur le dos des travailleuses et des travailleurs. Le président des patrons de l’époque déclarait que les salariés n’avaient plus besoin de CCT et de syndicats; d’autant moins qu’au niveau politique, l’existence du Parti socialiste suisse allait suffire. Désormais, pour être pris au sérieux, il nous fallait changer de musique!
Y a-t-il eu des résistances à la création d’Unia?
Bien sûr, le SIB et la FTMH ont été dans le passé des éternels rivaux! Au début, la confiance réciproque était très faible. Il fallait donc bâtir une base de confiance suffisamment solide pour envisager un avenir commun. Nous l’avons fait en procédant pas à pas, avec des projets concrets de coopération: informatique, journaux, «petite Unia»… Et en parallèle, nous avons mené des discussions intenses et larges sur notre projet, que nous voulions à la hauteur des défis. Les plus fortes résistances sont venues, au sein de la FTMH du courant le plus conservateur, qui avait peur du radicalisme SIB et, au SIB, du courant le plus à gauche, qui craignait que le SIB perde de sa combativité en se mettant au lit avec la FTMH. Avec Unia, nous avons cherché à réaliser l’«unité dans la diversité».
Certaines problématiques ayant poussé aux fusions sont toujours d’actualité, comme la baisse du nombre d’adhérents et, par là, de la force de frappe d’Unia…
Le SIB a subi une forte baisse de ses effectifs dans les années 1990 en raison de la longue crise, mais aussi parce qu’il n’a pas réussi de percée dans l’organisation des «cols blancs». Dès la crise passée, il a réussi à stabiliser ses effectifs, mais pas à réaliser une croissance durable. Les pertes dans le secteur industriel ont pu être compensées par les gains dans les services et tout particulièrement dans l’organisation des femmes, mais pas plus!
Mon expérience me dit que, pour réussir, il faut lier le travail de recrutement avec le travail de mouvement, de mobilisation syndicale, avec un narratif qui soit convainquant pour les salariées et les salariés. Il faut aussi que la présence syndicale de prosélytisme sur les lieux de travail augmente, tant de la part des secrétaires et des employés du syndicat que de ses militants. La pandémie n’a pas facilité les choses, mais ça va changer bientôt. Du moins, il faut l’espérer.
Faut-il revenir à un syndicalisme plus offensif? Le livre évoque le choix entre un syndicalisme de prestations de service et un syndicalisme de contre-pouvoir…
La force d’un syndicat se mesure au nombre de ses membres, au degré d’organisation syndicale par branche, au réseau de ses membres actifs sur les lieux de travail, à sa capacité de mobilisation, de grève et référendaire, à celle d’imposer des CCT, à son influence ou pouvoir institutionnel et à ses ressources. C’était ainsi hier et c’est le cas aussi aujourd’hui. Il faut avoir en tête ces indicateurs lorsque l’on veut développer une politique syndicale offensive et incisive.
Vasco Pedrina, Hans Schäppi, Die grosse Wende in der Gewerkschaftsbewegung. Gewerkschaft Bau & Industrie und die Neuausrichtung der Gewerkschaften in den Neunzigerjahren, Rotpunktverlag, 2021. («Le grand tournant dans le mouvement syndical. Le Syndicat industrie et bâtiment et la réorientation des syndicats dans les années 1990».)