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«La rencontre permet la transformation»

Portrait d'Aldo Brina.
© Greg Clément

Dans une posture de militant-écrivain, Aldo Brina décrit son quotidien, celui de ses collègues et des personnes demandeuses d’asile, sans taire ses révoltes et ses questionnements, avec nombre d’histoires tragiques, mais aussi d’anecdotes souriantes…

Aldo Brina, chargé d’information au CSP, prend la plume pour livrer les coulisses d’une lutte quotidienne pour les droits humains. "Chroniques de l’asile": une lecture essentielle

Il était une fois une petite fille sous les bombes à Sarajevo. Elle écrit et publie quelques années après Le journal de Zlata. A Genève, Aldo Brina, 11 ans, plonge dans son récit. Une graine de militance est en train de germer. A 24 ans, il postule au Centre social protestant (CSP). Treize ans après, l’expert sort son propre journal intime. Chroniques de l’asile décrit son quotidien, celui de ses collègues et des personnes demandeuses d’asile, sans taire ses révoltes, ses préjugés, ses déceptions et ses questionnements, avec nombre d’histoires tragiques, mais aussi d’anecdotes souriantes…

Face à l’horreur des parcours de vie et à l’absurdité des expulsions, il évite le manichéisme, tout en critiquant tour à tour des autorités qui font traîner une procédure d’octroi de visa, des politiciens qui ordonnent une expulsion inhumaine et des policiers qui exécutent…

Sans jugement, dans une posture de militant-écrivain, Aldo Brina pose surtout des questions, en appelle à la rencontre et à la dignité humaine. Avec des mots simples et mettant en lumière des situations de terrain frappantes, il livre un documentaire sur l’asile éclairant. Entretien par téléphone, télétravail oblige.


Vous citez en épigraphe Romain Gary: «Mais il y avait ici quelque chose qu’il n’était pas possible de laisser échapper.» Pourquoi?

Romain Gary est une référence importante, car c’est au travers de ses livres, notamment Les cerfs-volants, que j’ai développé une vision poético-politique. Je ne viens pas d’une famille politisée. Mes parents n’ont jamais voté. Plus précisément, cette citation de Romain Gary illustre le quotidien d’un juriste dans le domaine du soutien aux requérants d’asile qui, à 18h, va encore faire une démarche urgente pour une famille ou envoyer un recours. En amont de l’idéologie, des valeurs, de notre positionnement politique, il y a une exigence d’humanité dictée par la situation. Cette exigence, on la retrouve chez les gens engagés dans le domaine de l’asile, qu’ils soient militants, religieux, juristes, assistants sociaux…

Comment garder un recul sain, face à la surcharge de travail, aux lois qui se durcissent, à l’horreur des témoignages recueillis, aux expulsions injustifiées, aux situations insolubles, à la précarité de l’aide d’urgence?

Le sentiment d’impuissance est très présent et l’équilibre difficile à trouver entre se laisser toucher – ne pas se barricader – tout en restant un professionnel sain et efficace. C’est un exercice que le corps médical connaît bien aussi. Dans les associations, il y a parfois un déficit dans la prise en charge des collaborateurs qui se mettent en danger en travaillant durant leurs congés, en s’investissant énormément, tout en encaissant des coups durs comme un renvoi. J’avais envie de parler de ce hors-champs peu présent dans les livres sur l’asile. Même si c’est mon nom qui figure sur la couverture, j’espère que c’est la voix du «nous» qui parle, car je fais partie intégrante d’un réseau de soutien. Quant aux autres, ceux qui ne sont pas sur le terrain, beaucoup de personnes de mon entourage m’ont dit mieux comprendre notre action à la lecture de ce texte.

Vous expliquez notamment que la notion de réfugié économique ou politique est mouvante…

Chaque détresse est différente. Un Syrien ayant quitté rapidement son pays au début du conflit n’est peut-être pas aussi traumatisé qu’un ressortissant d’Afrique de l’Ouest qui fuit la misère et erre sur les routes depuis des années… pourtant leurs chances d’obtenir une protection sont très différentes. Les réalités sont complexes. Cela pose problème dans le débat public, par exemple, où c’est le marketing le plus efficace qui gagne. Ceux qui connaissent bien la situation, comme mes collègues, sont parfois réfractaires à y participer. Les médias se tournent parfois vers celles et ceux qui assènent des contre-vérités. Quant au requérant d’asile, s’il peut nous détailler tout ce qu’il a souffert dans le huis clos de nos bureaux, face au journaliste, il risque de résumer que «c’était très difficile». Et c’est tout. D’où l’importance d’établir un lien de confiance. Mais ça prend un temps que le débat public ne laisse pas…

Qu’espérez-vous de ce livre?

Je suis dans l’inespoir. Je n’attends rien. Après plus de dix ans à noter des fragments, j’ai écrit ce livre comme on cueille un fruit mûr. Mais, bien sûr, je suis reconnaissant des retours que j’ai déjà reçus. Et si ça peut toucher plus largement, j’en serais très heureux.

Vous parlez de pistes d’action, à commencer par créer des espaces de rencontres, de plus en plus rares avec les durcissements de la politique d’asile?

La rencontre permet la transformation. Les gens doivent faire leur propre expérience. Si on tente de les convaincre, ils se méfient. S’ils sont face à une personne migrante, ils ne peuvent rester insensibles. Il m’est arrivé de voir des politiciens ou des avocats de droite défendre des requérants d’asile parce qu’ils les avaient rencontrés. Pour aimer, il faut connaître.


Les oubliés de la santé publique

Le rôle des citoyens est primordial écrivez-vous. En 2015, l’accueil des migrants, notamment en Allemagne, vous a surpris… Que reste-t-il de cet élan de générosité?

Aujourd’hui, c’est très différent. L’Europe veut se barricader et ne plus accueillir de réfugiés. Selon un récent document, la Suisse veut augmenter sa contribution à Frontex: de 6 millions en 2015, il est prévu 83 millions en 2027. Si l’asile coûte, les mesures sécuritaires aussi! Depuis la mobilisation citoyenne en 2015, il y a eu des «Aylan» noyés par dizaines, mais la situation reste bloquée. C’est inquiétant. Dans les camps en Grèce, les conditions sont épouvantables. Ma crainte en ce moment, c’est que le coronavirus éclipse le débat sur l’accueil des migrants et que, dans cette zone d’ombre, se passent des trucs très moches. La vie dans les camps, mais aussi ici dans les centres fédéraux et cantonaux, est propice à la propagation des maladies du fait de la promiscuité et des failles dans le système de santé. A Giffers, dans le centre fédéral fribourgeois, il y a eu un premier cas. C’est un problème de santé publique. Nous sommes tous dans le même bateau.

Qu’en est-il justement de l’impact de l’épidémie sur les procédures d’asile?

Encore hier (le 16 mars, ndlr), par exemple, mes collègues étaient occupés à des démarches auprès des autorités qui continuaient le traitement des demandes, générant des rencontres, des déplacements, et mobilisant des médecins. Nous demandons que toutes les procédures d’asile soient suspendues.

Couverture du livre.

Aldo Brina, Chroniques de l’asile, Editions Labor et Fides, Genève, 2020.

Quelques passages de Chroniques de l’asile

«Il vit le siège de Sarajevo sous son duvet. Les explosions, les bombes, les tirs de snipers, les blessés, le quotidien qui change irrémédiablement, l’injustice et l’arbitraire de la mort distribuée à tour de bras, tout ça lui est insupportable.»

«Aurions-nous fait mieux que lui? Serions-nous meilleurs à fuir, à apprendre une langue étrangère, à trouver du travail?»

«La population des requérants d’asile, c’est exactement comme nous. Y a des gens bien et y a des cons. Y en a qui vont avoir un super parcours et d’autres qui vont rester dans la galère.»

«Après quelques formalités, qui ont pris plusieurs mois, A. est revenu en Suisse, légalement. Son séjour définitif est en cours de règlement. Le renvoi n’a servi à rien. Les politiciens et fonctionnaires qui l’ont organisé eux-mêmes le savaient bien. La différence la plus notable, c’est le traumatisme familial qu’il aura causé.»

«Mais c’est la réalité du régime d’aide d’urgence auquel sont soumis les demandeurs d’asile déboutés: aucun besoin de protection ne leur a été reconnu et le renvoi ne peut pas se faire. Alors tout le monde les laisse pourrir.»

«J’ai lu toute la journée des auditions de demandeurs d’asile: tortures, viols, vengeances sanglantes. Au bistrot je picore les cacahuètes et écoute d’une oreille distraite mes amis qui discutent du meilleur plan hébergement à Copenhague; moi je pense à une jeune femme qui doit se cacher de Daech en attendant la réponse à sa demande de visa.»

«Nous sommes chez eux des expatriés, ils sont chez nous des réfugiés économiques. Il y a dans cette perspective un biais anti-pauvres, voire un profond racisme.»

«La rencontre libère des préjugés, humanise le propos et favorise l’engagement. C’est ce qui se vérifie presque chaque fois. Il y a donc moins à convaincre qu’à créer des espaces de rencontre.»

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