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Groïnk, groïnk!

A la Manip (Mission d’action novatrice de l’industrie privée), l’heure était à l’étude accélérée des mesures urgentes à prendre et à conseiller à sa clientèle face à l’épidémie de coronavirus au charmant petit nom de Covid-19 (c’est la maladie) ou encore SARS-CoV-2 (c’est la bestiole). Comme ni Ruedi Saurer ni son état-major n’étaient des spécialistes des maladies virales, on décida donc, en haut lieu, de consulter. On sélectionna donc, selon des critères redoutablement opaques et échappant à tout le monde, des experts aptes à déverser leurs doctes avis. Convergents, divergents, émergents et détergents, bien sûr.

Il fallut néanmoins et d’abord installer la salle susceptible de rassembler cet aréopage. Noble. Un aréopage est toujours noble, contrairement aux aéroports, qui eux sont roturiers ou en grève. Comme les experts n’allaient pas être entendus tous en même temps, la salle n’avait pas besoin d’être très grande. Se posa alors la question de l’agencement des tables et de leur forme: ronde, rectangulaire ou ovale? En U, en rond, en étoile ou en rectangle? Chargé de cette lourde tâche, Guido Fifrelin avait commencé par écarter toutes les tables rondes ou ovales. Motif: trop difficile d’établir si la distance minimale de sécurité d’un mètre était respectée. Ben oui, quoi: avec un double mètre rigide, calculer des distances sur des courbes, fallait au moins avoir fait l’EPFL… Donc simplification administrative: que des tables rectangulaires. Tous les convives à un mètre de distance. Calculée à partir de… euh, de quoi, au fond? De face à face, pas de problème. Mais latéralement? D’épaule à épaule ou de sternum à sternum? Bon, la solution sternum ne jouait que pour les gringalets; suffisait qu’un expert fasse du culturisme à haute dose et paf!, plus de distance de sécurité. Donc un mètre minimum d’épaule à épaule. Surgit alors l’autre défi du jour pour Guido Fifrelin: le calcul de la distance de sécurité dans un angle de table. Sacrebleu et jarnicoton! Ça lui rappelait de mauvais souvenirs scolaires au Guido. Attends voir, comment c’était déjà le truc, le machin, euh, le théorème de Rabindranath Tagore, non, le nom était plus simple, nom de nom. Ah, Pythagore, voilà, Pythagore qui disait donc? Donc que, ah charrette, je l’ai là, dans un coin de la tête, à portée de main, sur la langue, hypoténuse, voilà, y avait une histoire d’hypoténuse, de carré de la longueur, y a quelqu’un qui peut voir sur Internet? Hein, quoi, y a même une chanson? Et qu’est-ce qu’elle dit? «Le carré de l’hypoténuse/ Est égal, si je ne m’abuse/ A la somme des carrés/ Construits sur les autres côtés.» Oh, c’est joli, puis ça rime, en plus. Qu’est-ce qu’on fait alors? Hein, un triangle isocèle dont l’hypoténuse serait égale à un mètre dans chaque angle? Comprend rien, moi, je croyais qu’on faisait un triangle de Pythagore… Bon, bon, si vous êtes sûrs, allez-y.

Cela fait, il ne restait plus qu’à convoquer les experts et à les auditionner pour ensuite, fort de ce savoir nouvellement accumulé, prendre les décisions idoines et adéquates. Les convocations parties, il y eut comme un sourd grondement dans les tréfonds de la Manip. Les vibrations étaient particulièrement fortes à proximité des bureaux de Violaine Dufoyer et de Triple C (Carine Cordonnier-Cavin). Puis le tremblement de terre donna toute sa puissance: en ce mois de mars, donc du 8 mars – journée non pas de la femme, mais des droits des femmes, notez bien – les mecs de la direction avaient fait tout faux: pas une seule femme invitée parmi les expert·e·s. Ouh, là, là, les gros balourds, la honte à tous les étages! On – oui, le même «on» qui avait invité les experts – décida de rattraper le coup en bricolant une solution de dernière minute. Vous a-t-on dit que la liste des experts avait été établie à la six-quatre-deux? On a parlé de critères redoutablement opaques? Qu’est-ce qu’on cause bien au début d’une chronique. Après, évidemment, ça se gâte. Vous avez déjà essayé, vous, de maintenir un niveau de langage soutenu avec des olibrius du genre Ruedi Saurer et Guido Fifrelin? Eh ben, on vous le souhaite pas.

Reste que l’on dénicha quelqu’un. Enfin quelqu’une. Qui travaillait dans la chimie. On la disait parente d’un ancien dirigeant de la Manip, Kristian Klocher. Magdalena Falce e Martello, ou quelque chose d’approchant. Elle se présenta le bas du visage couvert par un masque de protection respiratoire taille XXL. Une sorte de groin sanitaire. Et comme Magdalena avait le cou court (cou court, c’est moi!), on eût dit une cochette de la famille des suidés. Manquait plus qu’elle fasse «groïnk, groïnk» et l’illusion eût été parfaite. Elle tenta cependant de faire passer son discours à travers son masque. Qui lui mangeait une partie des consonnes. On entendit donc des choses comme «le ‘oronavirus est un ‘éfugié» «oppez l’immig’ation», suivies d’un «é a faute ‘es I’aliens». Sans oublier «‘as de ‘ibre ‘irculation». Finalement, «groïnk, groïnk!», ç’aurait été mieux.