La syndicaliste et sociologue états-unienne Jane McAlevey, qui a marqué par ses écrits et son action une génération de militants syndicaux, nous a quittés avant la pause estivale. A 60 ans, cette femme courageuse, qui a mené d’innombrables combats contre les patrons et les bureaucraties syndicales, a perdu celui contre le cancer.
En Suisse, l’œuvre de McAlevey est connue principalement pour les méthodes d’organisation qu’elle a développées comme responsable syndicale, connues sous le nom d’«organizing». Cet ensemble d’outils – l’identification de «leaders» capables de mobiliser leurs collègues, les rencontres en dehors du lieu de travail, l’action collective pour tester l’adhésion des travailleurs, etc. – fait aujourd’hui partie des formations standard délivrées aux secrétaires. Dans une réalité aussi antisyndicale que les Etats-Unis, il s’est avéré qu’une approche d’organisation systématique, radicalement démocratique et axée sur la conflictualité des rapports de travail était en effet particulièrement efficace pour rallier un nombre important de travailleurs à la cause syndicale.
En sortant l’organizing de son contexte et en le réduisant à une technique de recrutement, on passe toutefois à côté de ce qui a été au cœur de l’activité politique et académique de Jane McAlevey. D’un côté, elle éprouvait un profond respect pour l’expérience collective des travailleurs et était convaincue qu’ils disposent eux-mêmes du pouvoir nécessaire pour obtenir des victoires syndicales significatives – pour autant que les syndicats fassent «sérieusement leur job», en mettant au service des travailleurs du savoir-faire organisationnel et en ouvrant les négociations à leur participation directe. De l’autre côté, elle était persuadée que l’organizing devait servir à un syndicalisme à visée transformatrice qui ouvre des champs du possible en dehors des lieux de travail. Dans le livre Raising Expectations (and Raising Hell) [Susciter des attentes – et soulever l’enfer], elle défendait l’idée que «s'organiser, c'est faire en sorte qu'un travailleur exige davantage sur ce que les gens devraient attendre de leur emploi, sur la qualité de vie à laquelle ils devraient aspirer, sur la manière dont ils devraient être traités lorsqu'ils seront âgés et sur ce qu'ils devraient pouvoir offrir à leurs enfants. Ce qu'ils sont en droit d'attendre de leur employeur, de leur gouvernement, de leur communauté et de leurs syndicats.»
Elle appelait cette approche le «deep organizing» (organizing profond), en opposition au «shallow organizing» (organizing superficiel), qui consiste à recruter des membres, au mieux à les amener à des grandes manifestations sans lendemain et à se substituer à eux pour toute négociation. Sans surprise, elle n’a pas pu la déployer sans entrer en tension avec les directions syndicales, qui l’ont régulièrement mise à l’écart, jusqu’à ce qu’elle quitte le syndicalisme de terrain pour l’université. Sa disparition coïncide avec la fin d’un cycle de renouveau syndical, qu’elle a analysé dans sa thèse de doctorat tardive sous le titre No Shortcuts (Pas de raccourcis). Influencé dans les années 1990 par des mouvements sociaux radicaux, le mouvement ouvrier s’était alors ouvert à des personnalités comme Jane McAlevey pour expérimenter un syndicalisme plus combatif. Elle a dû constater que ces expériences sont restées très minoritaires, mais elle n’a pas pour autant voulu voir dans son abandon du travail syndical de terrain le signe d’une défaite. McAlevey continuait à croire que les travailleurs détiennent le pouvoir pour transformer le monde – et les syndicats – et que toute fin d’un cycle en appelle à en ouvrir un nouveau.