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De la psyché collective au monde qui meurt

Quarante degrés Celsius à l’ombre durant des semaines, les incendies qu’on sait de l’Europe aux États-Unis, les milliers de morts en surplus des statistiques usuelles, bref, bref et rebref: plus personne n’ignore ce déferlement de faits gravissimes hors quelques imbéciles qui les imputent encore aux variations climatiques observables à l’échelle des millénaires ou des dizaines de millénaires.

J’aime à penser cette catastrophe en cours comme le résultat d’une logique enracinée dans notre Histoire collective à long terme, qui nous convaincrait d’un mécanisme implacable nous propulsant dans le Temps à perpétuité. Au point de nous valoir le sentiment d’y être incarcérés, et de n’être en rien les agents du monde à moins d’inventer tous les gestes possibles de la destruction. Dans notre esprit, le mouvement, la destruction et le sens sont en effet devenus corollaires.

L’activité lente des paysans nous a semblé perdre son sens économique, nous l’avons détruite pour instituer l’activité rapide de l’industrie. La culture de la famille qui franchissait la limite des générations nous a semblé perdre son sens utile, nous l’avons détruite pour instituer le sens de l’individualisme efficace. Et l’expérience élargie des vieillards, nous l’avons détruite pour instituer le sens fulgurant du dynamisme vital et de la jeunesse.

En somme, nous avons prêté du sens à ce qui n’est caractérisé ni par la lenteur, ni par le grand âge, ni par le recul intellectuel, ni par l’expérience, mais à ce qui est caractérisé par leur contraire. Nous avons prêté du sens à ce qui voyage et transite, à commencer par notre propre personne emportée dans l’espace aérien recouvrant le globe terrestre, puis à finir par les signes en flux instantané sur le réseau mondial des écrans informatiques.

Et maintenant, que faire et que penser par quarante degrés Celsius à l’ombre? Il y aurait une piste: pour savoir si nous avons eu raison d’agir ainsi sous l’emprise de notre psyché collective angoissée, il faudrait que nous prenions quelque distance intellectuelle avec le monde que nous construisons moyennant la destruction du monde naturel antérieur. Or nous ne pouvons pas nous dédire à ce point. Ce serait accepter la possibilité de notre erreur. Et de cela nous sommes incapables.

Ainsi continuons-nous d’être emportés dans un système dont les normes ne sont mises en concurrence par aucune norme d’un ordre extérieur au nôtre. Et sommes-nous exclusivement gouvernés par des normes de réussite financière, de dynamisme stratégique et d’efficience productive. Nous ne raisonnons plus guère qu’à l’aune de ces paramètres: tout doit se passer dans le périmètre de notre adaptation au système.

Lorsqu’une communauté perd autant la conscience de ses fonctionnements, elle prélève dans sa propre périphérie des images qui puissent lui faire croire à la vie dans son déroulement juste. Qui puissent l’encourager dans ses comportements, la convaincre de leur légitimité, et la persuader qu’ils garantissent son avenir. C’est pourquoi les films documentaires animaliers triomphent aujourd’hui. Vous ne pourriez plus enclencher le moindre téléviseur sans tomber sur un bout de savane africaine, la déambulation d’un okapi circonspect au fond d’une forêt tropicale, le galop d’un guépard aux trousses d’un impala, ou quelque royaume corallien peuplé de poissons-perroquets.

Or nous regardons ces images non pas pour qu’elles nous renseignent, mais qu’elles nous égarent. Nous croyons que si nous sommes parvenus à capter l’image d’une savane africaine, d’un okapi circonspect au tréfonds des forêts tropicales, et de quelque royaume corallien peuplé de poissons-perroquets, nous avons sauvé ces savanes et cet okapi comme ce corail. Une illusion qui nous rassure et nous suffit. Combler nos yeux de nature et d’animaux en représentation virtuelle suffit à nous faire croire à la pérennité de ces derniers, quel qu’en soit le destin véridique.

Tels sont le culte et la pratique à l’œuvre dans nos sociétés modernes. À peine regardez-vous un documentaire animalier, ou telle séquence du journal télévisé, que vous vous sentez citoyen modèle et témoin avisé. Vous vous pensez convaincu de toutes les souffrances de l’univers et vous êtes comblé de tous ses murmures. Même les affamés d’Afrique, ou les loutres de mer au large des côtes canadiennes, vous croyez les avoir sauvés dès lors que vous les avez regardés. Ainsi vont les égarements du Moi tout empêtré dans la société du Spectacle.