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Au service d'une économie sociale citoyenne et solidaire

Chroniqueur assassiné à Charlie Hebdo l'économiste Bernard Maris pourfendait le néolibéralisme et des dogmes du marché

Tombé sous les balles de terroristes le 7 janvier à Charlie Hebdo, Bernard Maris était l'une des figures de proue de la critique du dogme ultralibéral et de ses gourous. A travers ses chroniques et ses nombreux ouvrages, ce brillant économiste plaidait pour une économie citoyenne et responsable, respectueuse du travail, de la justice sociale et de l'environnement.

Au nombre des victimes des assassinats terroristes à Charlie Hebdo, le 7 janvier, figurait l'économiste Bernard Maris. Il signait dans ce journal une rubrique sous le pseudonyme d'«Oncle Bernard». Lors de ses funérailles, l'écrivain Emmanuel Carrère a déclaré: «Quand je lui disais que je ne comprenais rien à l'économie, il me disait: "C'est normal, l'économie est faite pour qu'on ne comprenne pas, c'est le chant grégorien de la soumission des hommes".» Une phrase qui résumait bien l'esprit de Bernard Maris, économiste de premier plan qui, dans ses nombreux ouvrages et chroniques, n'a cessé de pourfendre le dogme ultralibéral, la dictature des «marchés» et d'en appeler à une économie fondée sur le respect du travail, de la collectivité et de l'environnement.

Economie sociale et solidaire
Ancien prof d'Uni, membre influent de l'organisation altermondialiste Attac et du groupe «Les économistes atterrés» mais aussi ex-membre du Conseil général de la Banque de France, Bernard Maris plaidait pour une économie sociale et solidaire (ESS) respectueuse du travail et de l'environnement. Loin d'être marginale, cette économie souvent ignorée par les économistes classiques représente en France 10% du tissu économique. Elle compte environ 2 millions d'emplois dans près de 200000 entreprises, notamment des sociétés coopératives de production, commerces équitables, exploitations agricoles bio, logements coopératifs, sociétés de covoiturage, sociétés de développement de logiciels libres. Plus de 90% des établissements pour personnes handicapées, 40% des maisons de retraite et 60% des services à la personne en font également partie. Bernard Maris souligne que l'ESS est un point d'équilibre entre la production, la consommation et l'investissement alors que l'économie néolibérale provoque de profonds déséquilibres fondés sur l'accaparement de la propriété, l'investissement spéculatif et les inégalités. De plus, l'ESS est démocratique. «Elle dit "un homme, une voix", alors que la société anonyme dit "un dollar, une voix". C'est la démocratie de l'argent. Plus tu es riche, plus tu es citoyen», soulignait le chroniqueur de Charlie Hebdo. «L'ESS privilégie la redistribution sur l'accumulation. Elle essaie de réaliser le vieux rêve de Fourier: la conciliation du travail et du plaisir. Ainsi, elle est proche de l'artisanat qui intègre encore les vieilles valeurs du travail bien fait et du chef-d'œuvre.» Et de conclure: «L'ESS n'est pas perverse alors que l'économie marchande l'est. Elle fait surconsommer, surtravailler, surdésirer, crée des frustrations, de l'envie, du mimétisme, à la base de la croissance capitaliste.» Bernard Maris plaidait également pour le développement de sociétés coopératives de production dans lesquelles «ceux qui décident sont ceux qui travaillent». Il voulait «redonner du sens à toute l'économie mutualiste dévoyée dans la démesure et le profit; refaire des coopératives bancaires et d'assurances de vraies mutuelles ou coopératives, au service des coopérants, et non de quelques dirigeants mégalos».

Multinationales au pilori
Bernard Maris avait l'art de faire apparaître la réalité qui se cache derrière les termes en trompe-l'œil de l'économie classique. Que faut-il par exemple entendre lorsqu'on parle de compétitivité des multinationales? «La multinationale, c'est produire où je veux, avec la main-d'œuvre que je veux, là où sont les subventions les plus grosses, les syndicats les plus faibles, l'environnement le moins protégé, rapatrier mes profits où le fisc est impuissant, payer mes cadres dans les paradis fiscaux, etc. En vertu de quoi la multinationale est performante, compétitive, rentable, efficace, etc. Elle se moque de savoir si son action détruit une forêt primaire ou maintient en vie une dictature sanglante.» L'économiste atypique se plaisait également à brocarder les sacro-saintes références de l'économie classique. Démonstration avec le PIB, dans Charlie Hebdo: «Un pays vit en autarcie. Disons une île. Valeur du commerce international: zéro. Valeur du PIB: zéro. Ces sauvages mangent ce qu'ils produisent. Arrivent Pascal Lamy et l'OMC: Ce pays vend à d'autres pays pour 1 million de dollars une partie de ce qu'il produit et achète pour 1 million de dollars. Résultat des courses: zéro pour les habitants. Pas gagné un sou. Mais le PIB du pays est soudain passé à 1 million de dollars. Génial non? Moralité: des milliers d'actes économiques préexistent ou existent en dehors de l'échange. Contrairement à ce que croit Pascal Lamy, ces "sauvages" étaient déjà riches. Il est probable que ces "sauvages" seront appauvris par l'échange monétaire en perdant de la biodiversité, des savoirs, des forêts, des langues vernaculaires. L'échange marchand ne sait pas mesurer les pertes écologiques ou sociales.» Bernard Maris déplore que l'on enseigne que l'économie de marché. «Et, en général, on l'enseigne mal. Certaines formations, à Uni-Dauphine, ont été construites pour démontrer que le risque est "rationalisable", ce qui a donné les mathématiciens fous de la finance qui ont plongé le monde dans la crise.»

Un homme libre
Economiste atypique refusant de se laisser enfermer dans le carcan des catégorisations, Bernard Maris était un ardent défenseur de la politique sociale, de la réduction du temps de travail, de la décroissance et du revenu universel. Partisan du traité de Maastricht et de la construction européenne, il n'en a pas moins critiqué la dérive ultralibérale de l'Europe, remettant même en cause, récemment, la zone euro et préconisant par exemple la création d'un Eurofranc pour la France. Il était un expert des thèses de Keynes dont il partageait un bon nombre d'idées, en particulier celle de la primauté de l'intérêt public ainsi que la nécessité de lier l'approche et l'enseignement de l'économie à toutes les autres sciences, comme la sociologie, l'histoire, l'anthropologie notamment. Dans un hommage qu'il lui a rendu peu après sa mort, au nom d'Attac, René Passet a dit de Bernard Maris qu'il «participa à sa manière à la critique de l'austérité pour les pauvres et des largesses pour les riches, du capitalisme envahissant tout, du productivisme qui détruit humains et la planète».
Quant au site «Les économistes atterrés», il relevait qu'Oncle Bernard n'a pas attendu la création de ce mouvement pour être atterré par les politiques d'austérité qu'il savait nocives: «Il déconstruisait avec talent la grande mascarade des prédictions des économistes néolibéraux. Il savait manier une plume aiguisée pour pourfendre ces gourous de l'économie qui nous prennent pour des imbéciles.» 


Pierre Noverraz


Les ravages du sectarisme économique

En 2003, Bernard Maris a publié aux Editions du Seuil une lettre ouverte prémonitoire présentant l'économie classique comme un dogme sectaire.

Extraits :

«L'économie est un anesthésique du même tabac que le latin à l'église, et sans doute l'économie a-t-elle beaucoup gagné là où la religion a beaucoup perdu. Il y a un côté transique dans la prière commune, que l'on retrouve dans l'incantation économique à la Confiance chantée en canon dans toutes les réunions, du G7 ou d'ailleurs.»

«L'éternité du marché, qui justifie la domination de quelques dizaines de milliardaires dont la fortune équivaut au PIB cumulé des cinquante pays les plus pauvres, ressortit au principe du droit divin. Le droit du marché est le droit du plus fort. Les dictateurs ont toujours cherché à justifier démocratiquement, par 98% de oui, leur place.»
«Les problèmes des religions, c'est qu'elles engendrent les fanatismes, les sectes (on disait, à juste titre, dans les salons de Louis XV, la "secte des physiocrates", personnages qui se signalaient par leur arrogance et la complexité de leurs discours), les hétérodoxies, les papes, les gourous, l'Ecole de Chicago est une secte, bornée à bouffer du foin, mais dangereuse et convaincante comme toutes les sectes. Les libertariens sont une secte, à peine plus sectaire que la précédente. Les chartistes sont une secte. La Société du Mont-Pèlerin est une secte avec ses rites et ses cravates ornées du visage d'un douanier. Les micro-économistes sont une secte. Les théoriciens de l'économie industrielle sont une secte, dont l'obscurantisme et le fanatisme donnent froid dans le dos. Il n'est pas difficile de repérer le taliban sous l'expert, et le fou de Dieu sous le fou de l'incitation.»