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Au Pakistan, la longue bataille des travailleuses invisibles

Dame parlant sur une estrade.
© Thierry Porchet

La syndicaliste Zehra Khan lors de son intervention à Brigue, où elle figurait parmi les invités internationaux du congrès d’Unia.

 

Une grande partie de l'économie du pays repose sur les femmes actives dans le domaine du textile. Zehra Khan, invitée au congrès d’Unia à Brigue, a fondé une fédération syndicale des travailleuses à domicile pour faire valoir leurs droits.

«Mon père s'est battu pour obtenir une indemnité de départ digne après sa retraite. Ma mère, quant à elle, s'est battue en encourageant d'autres travailleuses à refuser les salaires trop bas proposés par les sous-traitants. Ils m'ont appris que parler et négocier est essentiel, même si cela demande des efforts et du temps.» C'est ainsi que Zehra Khan, syndicaliste pakistanaise aujourd'hui secrétaire générale de la Fédération syndicale des travailleuses à domicile (HBWWF), invitée internationale du congrès Unia, qu'on a rencontrée à Brigue, raconte son histoire. Elle évoque tout d’abord le fait qu'elle a grandi en apprenant, au sein même de sa famille, les injustices qui imprégnaient – et imprègnent encore aujourd'hui – le monde du travail.

Cette réalité a fait naître en elle un sentiment de responsabilité envers ceux qui travaillent dans les conditions les plus difficiles. Elle-même a fait l'expérience de la pénibilité d’un emploi dans l'industrie textile, avec des heures interminables passées à couper des fils ou à assembler les différentes parties d'un vêtement, penchée sur le tissu. Lorsqu'elle arrive à l'université, Zehra Khan décide de travailler sur un projet de recherche consacré aux travailleuses à domicile de l'industrie textile et de l'habillement: des femmes dont l'usine est le foyer, la maison; des femmes qui constituent un moteur indispensable de l'économie de son pays mais qui, malgré cela, restent invisibles, souvent exploitées et dépourvues de protection juridique. 

«Ces femmes ne savaient même pas qu’elles étaient exploitées. Au contraire, elles éprouvaient de la sympathie pour leur intermédiaire, car il leur apportait du travail qui leur permettait de gagner un peu d’argent, mais sans protection ni droits»
Zehra Khan, syndicaliste pakistanaise

Vaincre la méfiance
«C'étaient des travailleuses qualifiées, se souvient-elle, mais sans argent et sans soutien, elles étaient dans une position de vulnérabilité.» Parallèlement, elle étudie en profondeur l'histoire des mouvements collectifs et révolutionnaires, s'inspirant notamment de la révolution russe du début du XXe siècle, qui a ensuite conduit à la naissance de l'Union soviétique: elle est convaincue que la solidarité entre les travailleurs et leur organisation peuvent vraiment changer les choses. «J'ai compris, explique-t-elle, que lorsque les gens s'autodéterminent et s'unissent, ils peuvent se renforcer et se protéger mutuellement.» Dans le cadre de son projet de recherche universitaire, elle commence ainsi à rendre visite aux travailleuses, porte après porte, dans les régions pakistanaises de Karachi et du Sindh, où se concentrent la plupart des usines du pays. Elle discute avec les femmes de leurs conditions de travail et découvre qu'elles ne produisent pas pour un seul intermédiaire, mais qu'elles font partie d'une chaîne mondiale qui prospère grâce à leur travail flexible, exploité et sous-payé. «Ces femmes ne savaient même pas qu'elles étaient exploitées, se souvient-elle. Au contraire, elles éprouvaient de la sympathie pour leur intermédiaire, car il leur apportait du travail qui leur permettait de gagner un peu d'argent. Il a fallu beaucoup de temps pour leur faire comprendre qu'elles contribuaient à une économie qui brassait des milliards de dollars, mais sans protection ni droits.»

Les difficultés étaient multiples. Certaines femmes étaient initialement sceptiques, d'autres intimidées par leurs proches qui craignaient pour leur réputation. Les premières réunions se déroulaient souvent dans des maisons privées, à des heures inhabituelles, pour éviter les critiques et les regards indiscrets. Mais peu à peu, des cercles d'étude ont vu le jour: des espaces de formation collective où l'on discutait des droits, du salaire minimum, de la lutte des classes, de la sécurité au travail et des questions de genre. «Au début, il y avait de la méfiance, certaines craignaient qu'il ne s'agisse que de propagande. Cela a changé lorsque nous avons réaffirmé que nous n'étions pas là pour poursuivre d'autres intérêts que les leurs: petit à petit, nous avons réussi à faire passer ce message et elles ont été convaincues que nous étions vraiment là pour les protéger. Elles ont alors commencé à nous faire confiance.»

La naissance du syndicat
Progressivement, ces femmes ont pris conscience qu'après avoir mis en place un système d'organisation, de communication et de sensibilisation parmi les travailleuses, il fallait agir sur le plan juridique: elles avaient enfin besoin de protections concrètes pour les défendre. «Produire des biens signifie générer des profits, explique Zehra Khan. Vous ne pouvez pas ignorer indéfiniment ceux qui créent ces profits.» En 2009, les travailleuses d'Hyderabad, dans le sud du Pakistan, organisent le premier congrès, qui marque la naissance du premier syndicat de travailleuses à domicile dans le secteur des bracelets en verre. «Malgré les intimidations subies de la part des sous-traitants, les femmes sont restées déterminées et leur détermination n'a pas faibli. Nous avons poursuivi le congrès comme prévu, en invitant également un représentant du Ministère régional du travail, qui s'est présenté et nous a soutenues. C'était la première fois que nous parvenions à faire passer nos revendications du niveau de la lutte des sexes à celui de la lutte des classes.» 

C'est ainsi qu'a officiellement été créée la Home-Based Women Workers Federation (HBWWF): né comme un travail de recherche à l'université, ce projet est devenu en quelques années un mouvement qui a porté la lutte au niveau national. Dans son poing fermé, levé vers le ciel, elle serre le texte de l'article 17 de la Constitution pakistanaise: celui qui garantit la liberté d'association. En invoquant cet article, la fédération a pu commencer à négocier directement avec les intermédiaires, faire enregistrer les travailleuses et obtenir enfin une reconnaissance légale. En 2018, la loi de la région du Sindh a officiellement reconnu les travailleuses à domicile, leur permettant de s'inscrire au système national de sécurité sociale et de bénéficier de plans de retraite.

Initiative locale, lutte mondiale
Mais l'impact de cette bataille s'est étendu au-delà des frontières nationales. A la suite de la catastrophe causée par l'incendie, en 2012, d'une usine à Karachi, dans laquelle 300 travailleurs ont trouvé la mort, puis, en 2013, de l'effondrement du Rana Plaza, au Bangladesh, dans lequel plus de 1100 ouvriers ont péri, la HBWWF a commencé à collaborer avec des organisations internationales afin de garantir le respect des droits des travailleurs et d'introduire des normes de diligence raisonnable, obligeant les multinationales à contrôler les conditions de leurs chaînes d'approvisionnement. Zehra Khan raconte l'immense travail accompli avec l'aide de plus de cent familles apparentées aux victimes, un travail d'enquête qui a donné lieu à des rapports utilisés devant les tribunaux pour demander justice: «Nous voulions faire comprendre que les travailleurs ne sont pas des esclaves, mais font partie intégrante de l'économie mondiale.»

Aujourd'hui, la HBWWF compte des milliers de membres qui continuent de lutter pour des salaires équitables, la sécurité au travail et la fin de l'exploitation dans les chaînes de sous-traitance. Ces membres participent à des réseaux internationaux et font entendre la voix des travailleuses pakistanaises dans les forums mondiaux sur le travail dit «informel». Sur la scène de Brigue, sous les applaudissements des délégués et des militants, elle conclut par un espoir, un appel, une ambition: «Mon plus grand souhait est que la société trouve un équilibre: le capitalisme ne peut pas être laissé libre de faire tout ce qu'il veut. Je voudrais un changement qui apporte respect, droits et paix aux travailleurs.» 

Article repris du journal Area

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