Nous avons presque tous glissé ces derniers mois en Suisse, sauf chez les soldats de l’extrême droite, sur des pentes rarement arpentées de la psyché collective. Pour cause de sidérations successives. Emboîtées les unes dans les autres. Ou, plus précisément, engrenées les unes dans les autres sous l’effet d’une interdépendance quasi mécanique. Prenant les apparences de la fatalité.
Tu commences par te tourner vers l’Etat d’Israël. Où tu discernes une furie destructrice à l’œuvre, qui perd au fil des mois toute mesure avec le crime collectif épouvantable qu’elle tente de contenir dans sa mémoire, celui du 7 octobre 2023. Une furie qui se nourrit d’une élimination méthodique des Palestiniens, soit tués soit chassés. Deux processus médités depuis dix ou quinze ans dans les franges fascisantes de l’opinion publique locale et des mouvances politiciennes à la manœuvre sous la houlette de leur chef, dont la bouche a simultanément pris sur son visage les allures d’un rictus vengeur étrangement théâtral.
Alors tu lis. Des textes et des ouvrages. Sur le thème de la violence au Moyen-Orient, dans ce cas. En ouvrant l’opuscule que le journaliste et essayiste français Charles Enderlin a publié voici quelques mois aux Editions du Seuil, sous le titre L’agonie d’une démocratie, pour y décrire la façon dont le même Israël se transforme. Se désire de moins en moins comme une instance démocratique articulée par les principes qui fondent et certifient cette condition, mais comme une instance juive où d’autres lois peuvent régner, et d’autres valeurs plus extensibles vers des absolus. Des comportements sans obstacle, y compris de la conscience.
Alors ta pensée voyage. Se promène au gré de ton environnement proche ou lointain, à propos cette fois-ci des dévastations commises par ton espèce aux dépens du Vivant non humain. Autres scènes, qui cette fois sont immenses et tutélaires, comme les forêts premières et les mers. Où crépitent d’autres faits. Où s’observe l’effondrement des effectifs d’insectes en Amérique du Nord. Et la jouissance présidentielle états-unienne de massacrer tout sanctuaire océanique protégé s’il recèle un peu de minerai dont nos industries polluantes auraient besoin.
Puis, tu reprends tes lectures. Pour vérifier cette fois ce que tu pressentais, c’est-à-dire que tous les paysages de la violence se tiennent. Dans les esprits comme dans les actes. Chez les oligarques de la technologie californienne comme chez les fabricants de pesticides européens. Ainsi découvres-tu L’heure des prédateurs de Giuliano Da Empoli, best-seller que tu supposes symptomatique. Puis La politique de la peur, d’Antonio Scurati. Puis L’art de la paix de Bertrand Badie. Tous très bien conçus, référencés, façonnés, composés et calibrés pour instituer des débats réjouissants au sein de tous les publics. Etre ensemble, au moins. Mais tous insuffisants pour toi, qui cherches encore autre chose à désigner dans les tréfonds de l’humain qui t’entoure par millions d’exemplaires dans tes villes. Dans cet humain qui te force à le prendre en considération, voire à l’aimer. Et dans l’humain que tu es.
Tu voudrais descendre en toi, au creux du monde. Explorer l’angoisse inouïe logée dans l’intimité des êtres, celle qu’on ne perçoit presque pas tant elle est enfouie dans leurs dédales intimes. Celle qui s’agrège ensuite dans la masse des foules, et finit par produire la violence actuelle du monde. Celle qui se manifeste en désespoir généralisé, en crime épidémique, en suicide collectif inconscient. En commençant par l’échelle des personnes, qui rompent entre elles toute conversation bilatérale dès lors que la présence d’une altérité les soumet à l’hypothèse de se réaménager. Puis les propulse dans un état d’alerte, et bientôt sur un pied de guerre. Tant est forte en elles cette terreur de la dépossession intime. Alors s’enfermer. En brutalisant l’Autre. C’est un immense chapitre, tu le sais. Tu le sens.
C’est alors que tu te remémores, tous tes livres ayant été refermés sinon glissés dans quelque dépôt de lecture à l’usage du public, cette phrase extraordinaire qui t’avait saisi voici peut-être une trentaine d’années. Elle est de Rainer Maria Rilke, dans la huitième de ses Lettres à un jeune poète : «Toutes les choses terrifiantes ne sont peut-être que des choses sans secours attendant que nous les secourions.» Quoi ? Porter secours à ceux qui génocident à Gaza, massacrent les papillons et labourent le fond des océans ? Eh bien oui. Justement ceux-là. Et comment ? Parler ! Trouver le moyen. Même un silence exprimant ton vœu. Un signe. Quelque chose. Voilà le cap, ce qui te reste.