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Que dites-vous? «Distance sociale»?

S’il est une expression passée dans les usages depuis quelques semaines, c’est bien celle de la distance sociale. Infiniment ressassée par le Conseil fédéral et les gouvernements cantonaux à l’adresse des populations helvétiques, elle intime aux individus l’injonction de se tenir séparés les uns des autres de deux ou trois mètres, dans la rue comme dans les magasins de première nécessité restant ouverts, pour ne pas se transmettre le virus-roi de la pandémie qui terrasse la planète humaine depuis la fin décembre passé.

Or ces deux mots de distance sociale, dont je note qu’ils sont prononcés sous nos latitudes et pas ailleurs dans le reste de la francophonie, ou presque pas, posent problème. A mes yeux, il faudrait plutôt évoquer la distance interpersonnelle, par exemple: une formulation nettement plus précise, plus opportune et plus éloquente pour signifier avec justesse ce qu’elle doit signifier.

La distance sociale, pour moi, si je m’en tiens simplement au plan de la langue française et des significations verbales, serait en effet plutôt celle qui vient se glisser entre les êtres à l’intérieur du corps collectif. Celle qui les dissocie subrepticement en son sein, de manière insidieuse et peut-être inavouable, au lieu de les y associer sous le signe d’une harmonie fonctionnelle minimale. Et dans le cadre, au surplus, d’une morale démocratique réellement pratiquée.

Pour résumer l’interrogation, et pour la prolonger: de quelle perspective collective inconsciente typiquement helvétique, et peut-être exclusivement helvétique, cette «distance sociale» est-elle le signe? Que dit-elle de la psyché confédérale, celle du pouvoir qui nous gouverne? Et de la nôtre individuelle, qui consent au règne de ce pouvoir?

On sait que le coronavirus est égalitaire. Indépendamment des «groupes à risque» et des «groupes à moindre risque» au sein desquels il choisit ses victimes (deux catégories dont il convient d’ailleurs de nuancer désormais l’imperméabilité, puisque de très vieilles personnes en réchappent et de très jeunes y succombent), il atteint les riches comme les pauvres, et même jusqu’aux ministres en exercice ou non.

Mais passé ce premier stade, celui de la contamination et de l’atteinte par le virus, les inégalités s’exacerbent en suivant les lignes de multiples fractures sociales et sociétales usuelles. Prenons simplement le confinement tel qu’il est mis en œuvre en Italie comme en France et comme en Suisse, où la fatalité qui consiste à s’entasser à quatre ou cinq dans un logement de Plan-les-Ouates ou de Saint-Denis, pendant plusieurs semaines, n’est évidemment pas comparable avec le luxe qui consiste à loger dans sa résidence secondaire en Bretagne ou son chalet à Vercorin.

Le pire étant celui des sans-abri, bien sûr, pour qui la notion du confinement relève de l’insulte conceptuelle et même du piège sanitaire – au point qu’à Genève, depuis ce dernier lundi, les associations et la Ville se mobilisent pour leur trouver une solution d’hébergement sûre. Pourquoi? Parce que les logements normalement dédiés aux sans-abris ne pouvant garantir les espaces de sécurité requis…

A quoi s’ajoute visiblement, et parfois de façon spectaculaire, comme en France, l’imprévoyance parfois inouïe de tels ou tels gouvernants que leur soumission machinale à l’ordre économique néolibéral aura rendus très incapables de songer aux besoins possibles des populations en termes de lits hospitaliers d’urgence, ou de masques sanitaires.

Bref: ainsi paraît, comme sous l’effet d’un lapsus officiel inconscient merveilleusement parlant, la réalité cruelle de cette distance sociale évoquée tout à l’heure. Cette distance qui nous protège sans doute un peu du virus, ou qui est censée le faire, mais qui désagrège en même temps le corps social dans notre pays – puisque se différencient en réalité profonde, face aux mêmes risques coronaviraux et peut-être face à la brutalité parfois de son atteinte, les deux castes très classiques des privilégiés et des défavorisés. Essayez donc au moins de dire distance interpersonnelle, peut-être…