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Quand le balai devient outil philosophique

Avec son livre Une rose et un balai le cantonnier Michel Simonet offre une radioscopie poétique de son métier et de la société

La profession de balayeur est décortiquée par Michel Simonet dans son premier livre déjà réédité pour la quatrième fois. Trente ans de mémoire d'un métier en mutation, miroir d'une ville et de ses habitants. A lire...

Les rues de Fribourg sont immaculées en ce mercredi matin entre soleil et brumes matinales. L'équipe des balayeurs est déjà passée par là, levée avant l'aube. L'un d'eux, Michel Simonet, nous a donné rendez-vous dans son secteur, plus exactement au pied de la cathédrale St-Nicolas. Tout un symbole pour l'homme qui a fait vœu de balayage comme s'il entrait dans les ordres, après avoir étudié au collège St-Michel, là où est recruté le St-Nicolas en charge du discours chaque année. Cela ne s'invente pas.
Poussant son chariot depuis presque 30 ans, Michel Simonet est connu comme le loup blanc à Fribourg. Une notoriété dont la source se trouve sûrement dans son entregent, son humanisme, et sa rose... Une fleur qu'il accroche, par goût poétique et du contraste, à son chariot, et même parfois à son « Glutton », lorsqu'il doit le sortir, technologie oblige. Depuis la sortie de son livre lumineux sur son métier de balayeur, «Une rose et un balai», son aura a même dépassé les frontières de sa ville et de son canton. «Je pensais que je vendrais ce livre à Fribourg, mais pas au-delà», relève le cantonnier, avec le sourire du humble, devant une eau minérale. Une petite pause dans sa longue matinée qui a commencé à 5h30, dans la nuit et le vent. «J'ai déjà eu ma dose de café», souligne celui qui a ses «stamms», des lieux où la tradition d'offrir le verre au cantonnier survit. «A mes débuts, ils offraient des bières. Aujourd'hui l'alcool n'est plus de mise dans le métier», raconte Michel Simonet qui est devenu le plus ancien balayeur de la ville, détenteur d'une mémoire de la cité et d'un métier.

Une pensée libre
Ses souvenirs de voirie, il les a donc retranscrits dans ce petit livre à la couverture orange vif, couleur de son uniforme, avec un véritable talent d'écriture. Un récit qui relève autant de l'analyse sociologique d'une société, d'un métier en mutation, que d'une philosophie teintée de spiritualité. Un livre dense, ponctué de poèmes, écrit en 6 mois, les soirs au retour du travail. «On vit sans forcément comprendre ce qu'on vit, par atavisme, par automatisme. Ecrire m'a permis de mettre de l'ordre, de mieux comprendre ma vie, mon métier...», soulève le philosophe en balayant les feuilles colorées, en ramassant jusqu'au plus petit déchet, le regard acéré, le geste rapide, tout en répondant aux salutations des passants.
C'est pour l'autonomie et la liberté de penser que l'employé de commerce a quitté ses bureaux chauffés pour la rue. «Je ne suis pas le seul, j'ai deux autres collègues qui ont aussi un CFC de commerce en poche. Certains commencent le métier faute de mieux, et finissent par y trouver du plaisir», relève Michel Simonet. «Dans mon cas, c'est une rencontre entre un métier et un tempérament.» Une vocation nourrie par son goût pour l'indépendance, la solitude, mais aussi, paradoxalement, la relation aux autres, aux badauds qui lui ont parfois raconté leurs plus intimes secrets, aux gens de la rue qui sont devenus ses amis. «Ce métier permet d'être près des gens dans un lien spontané, universel, sans aucune considération professionnelle, politique ou raciale. Et de faire quelque chose de bien pour l'humanité.»
Régularité, endurance et opiniâtreté sont aussi les qualités requises pour ce métier, véritable métaphore du mythe de Sisyphe, selon Michel Simonet qui aime la répétition des gestes car elle permet de penser à autre chose, et parfois même d'entonner des chants byzantins, avec comme accompagnement musical le bruit de la circulation.

De l'évolution d'un métier
Au fil du temps, le volume de saleté s'est accru, alors que le nombre de balayeurs a diminué. «Il y a moins de personnes et plus de machines. Nous étions 25, nous ne sommes plus que 9. J'avoue que c'était plus tranquille au début et qu'il faut, aujourd'hui, être très organisé pour faire le tour de son périmètre. Mais plus que le volume, c'est davantage l'emplacement des déchets qui compte. Si quelqu'un casse une bouteille dans un escalier, c'est beaucoup de boulot», relève celui qui marche une quinzaine de kilomètres par jour et avoue, face à la technologie, préférer les outils les plus simples, moins encombrants, moins bruyants, et au rapport qualité-prix, selon lui, bien meilleur. «Si le « Glutton » est techniquement intéressant pour certains espaces, pour le ramassage des feuilles par exemple il est beaucoup trop vite plein. Je l'ai rempli huit fois hier, alors que je peux mettre 3 fois le volume de cette machine dans mon char.»
Si le cantonnier n'a plus la tâche de vider les poubelles, il lui est arrivé, il y a quelques années, de faire des listes d'objets trouvés, étrange inventaire d'une société un peu folle. Quant à l'échelle de la puanteur, il décerne la palme du pire du pire à la macération de limaces dans de vieilles canettes de bière à moitié bue lancées dans les talus. «Si par malheur cela coule sur nous ou dans le chariot, c'est une odeur qui nous poursuit des jours!»
Acquis à l'idée de simplicité, Michel Simonet vit sans luxe et sans plainte. «L'argent ne m'a jamais préoccupé. J'ai commencé le métier à l'âge de 25 ans - j'étais déjà père d'un enfant - avec une paie de 3500 francs. Cela me semblait une fortune, après avoir travaillé pour une émission religieuse dans une radio où je gagnais 1500 francs. Aujourd'hui, mon salaire est de 5500 francs brut, et cela fait six ans que je n'ai pas été augmenté. J'ai atteint le plafond, mais je trouve que j'ai de la chance quand je compare avec d'autres métiers bien moins payés», relève le père de sept enfants, dont six sont déjà majeurs. «Ils viennent de nous offrir, à mon épouse et à moi, un voyage à Londres. Ils deviennent rentables!», lance-t-il en riant, heureux de son récent séjour anglais, lui qui aime marcher dans les grandes villes animées, tout autant que de pédaler seul en campagne sur son vélo. C'est ainsi qu'il a rempli son mois de vacances avant «le mois des feuilles» (mi-octobre - mi-novembre) et les heures supplémentaires hivernales.

Un hiver de plus
«Ce sera mon trentième hiver. Mais ici ça va comparé à La Chaux-de-Fonds», lance-t-il sans cacher son admiration pour ses collègues aguerris qu'il compare aux «All Blacks» (l'équipe néozélandaise de rugby). Reste qu'à Fribourg, les balayeurs se muent aussi parfois en briseurs de glace et chasseurs de neige, que ce soit aux arrêts de bus, sur les trottoirs trop étroits - et il y en a beaucoup en vieille ville - ou encore dans les escaliers. «Dans ces situations difficiles, on vit de beaux moments de solidarité. Comme en 2009, lorsque la rue de Lausanne était complètement gelée et que les commerçants nous offraient des cafés. De manière générale, le métier est très physique, mais pas traumatisant pour le corps. On ne doit pas porter des choses trop lourdes», relève le sportif, à l'hygiène de vie stricte. «Même si j'aime ce que je fais, c'est quand même dur parfois de se lever tous les matins à 4h40. Et, avec l'âge, je me réchauffe moins vite. Mais je crois que la vie est un mélange de liberté et de contraintes. Il y a toute une philosophie du plaisir dans la souffrance. Quand on surmonte une épreuve, on se sent bien...»


Aline Andrey

 

 

Morceaux choisis

«Cet ouvrage sur le métier, dualité laborieuse, sera court comme une pause d'ouvrier motivé, avec de quoi boire et manger, et de l'air entre les mots comme une journée venteuse; sans prétention littéraire, même si ce mot rime avec prolétaire; introspectif et rétrospectif, local et cantonné en un secteur qui peut, comme tout endroit du monde que l'on habite pleinement devenir univers en expansion.»

«Il y a des discussions même courtes et surtout simples et franches qui valent un tour du monde, ou en tout cas bien quelques fuseaux horaires.»

«Le corps en microcosme et en atmosphère dans un métier spacieux et ouvert. Les idées s'y dilatent sans pour autant être éparpillées aux quatre vents. La pensée par la plante des pieds, pour tout bien dire la réflexologie, est bien réelle. Les jambes nous portent spirituellement.»

«Deux enfants passent devant mon char bien rempli. L'un dit: «Pourquoi il met une rose à son chariot?» Réponse de l'autre: «Pour que ça pue moins.»

«Disons plutôt qu'un balayeur crée de la propreté qui par définition est absence de saleté, donc invisible ou immatérielle. Et d'autant plus invisible qu'elle est aussi, en notre beau pays, normative et naturelle. C'est justement la saleté qu'on remarque, les impuretés qui font mal aux yeux et qui occupent à nouveau très rapidement le vide instauré. D'ailleurs, si notre chef nous téléphone, ce n'est jamais pour nous annoncer que telle ou telle rue est propre.»

«On me dit aussi: «Mais vous faites un travail sans fin! Et en plus au bas de l'échelle!» Tout va bien. Ça me rapproche à la fois de l'Infini d'une part, et de l'autre je ne me fais pas mal si je tombe...»

Extraits de: «Une rose et un balai», Michel Simonet, 133 pages, Editions faim de siècle, 2015, 20 francs
www.faimdesiecle.ch