Je contemplais l'autre jour, en une quelconque ville de Suisse romande, l’un ou l’autre panneau d’affichage annonçant l’exposition de Francis Bacon à Martigny dans le cadre de la Fondation Gianadda. Un éparpillement d'images développées en format mondial, où se déploie la manière qu’eut ce peintre de représenter ses congénères. Et je compris alors, en détaillant ces œuvres tourmentées jusqu'au sublime, que cet artiste avait tout pressenti de nos foules humaines en ce printemps 2025.
Qu'il avait tout mesuré de l’angoisse globalisée nous étreignant de façon croissante depuis une ou deux décennies, et qui trouve aujourd’hui son extase sur une bonne part de la planète entre le pré-dictateur états-unien, le tsar moscovite, l’autocrate turc, la cryptofasciste italienne, la junte birmane, l'appareil exécuteur chinois et l'extrême droite à la française, à l'allemande et jusqu'à la suisse. Toute cette armée de brutalisants, de falsificateurs, de corrompus, d'irrespectueux du droit et d'écocides au pouvoir, avec leurs affidés serviles ou leurs concurrents lancés dans la perspective de ce pouvoir.
Alors, face à ces panneaux d’affichage observés dans les rumeurs agressives des villes de Suisse romande et la monotonie quadrangulaire et vitrée de leur décor, mon imprégnation de l’art pratiqué par Bacon prit les allures d'une étrange expérience. Devint troublante. En faisant remonter, des rayons qui composent ma bibliothèque aux souvenirs, le vers extraordinaire d’Eschyle qu’il avait lui-même cité comme l’une de ses références à la faveur d’un entretien conduit par l’essayiste et romancier français Frank Maubert, et publié voici quelques lustres: «L’odeur du sang humain ne me quitte pas des yeux».
De quoi raviver, mais cette fois en provenance de ma bibliothèque visuelle, la puissance et jusqu'à la fureur de maints tableaux de lui que j’avais contemplés, depuis des décennies, en tel ou tel musée de notre Suisse aussi constamment placide que souvent tricheuse. Des figurations de silhouettes et des portraits de visages, dont il avait tordu l’aspect commun pour mieux secouer la pupille de leurs spectateurs. Pour mieux leur désigner l’intérieur de ses modèles. Pour mieux leur en signifier les terreurs et les tourments.
Tout m'apparut à ce moment-là comme si Bacon avait dissous, par la grâce de son savoir-faire poétique et technique, la chair de ses modèles sous leur peau. Comme s’il leur avait fait pousser des hurlements muets aussitôt fixés sur l’image. Comme s’il avait fait pivoter leur corps et leur tête de manière à diriger leur regard vers le lieu d'une tragédie, ou vers un ciel entièrement déserté par les anges et les dieux, ou vers les murs et les recoins exténuants d’un espace concentrationnaire. Ou vers une armée de tortionnaires en attente interminable aux alentours, qui maintiendraient à jamais leur index posé sur la gâchette de leur arme ou son cran d’arrêt.
Et plus je songeais à cet art-là de Francis Bacon, plus les personnages qu’il avait ainsi manipulés et transformés sur la toile, ou plus précisément défigurés sous l’effet de leurs violences intérieures et de celles qu'ils subissaient, se superposait puis se fondait dans ma vision du moment — qui était celle de mes congénères pressés et compressés dans les rues de la ville autour de moi, à Lausanne, Neuchâtel ou Genève. Qui était celle de mon espèce au quotidien, constituée de ces frères et de ces sœurs humains qui jaillissaient des rames de métro puis déferlaient sur les quais, ou qui s’étiraient en files demandeuses à l’orée des guichets culturels, ou qui se courbaient vers le sol pour résister au flux des événements planétaires, comme sous l'effet d'une tempête infiniment supérieure à leurs propres forces.
Enfin j’entendais des coups de feu claquer à l’horizon de mes perceptions citoyennes, des cris mués en râles puis en soupirs de la victime qu'on étrangle surmontés par des ricanements de jouissance, des clapotements liquides et des souffles soyeux d'extinctions discrètes avant le silence ultime. C’était Trump qui fusillait les vocabulaires pour en exterminer tous les mots pouvant exprimer les ramifications de la démocratie, c'était Orban qui précipitait ses populations dans la broyeuse de ses obsessions, c'étaient les migrants de Meloni dont la noyade enchantait Salvini, et c'étaient les eaux de la mer qui montaient sur les esquifs insulaires, les glissades de l'ours polaire sur les flancs du dernier iceberg, la chute de l'oiseau sur un tas d'ordures et nos vaillants tremblements que l'œil de Bacon n'avait pas lâchés d'un millimètre.