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«Libérer le militantisme de la culture de domination»

Deux personnes sous une galerie.
© Thierry Porchet

La féministe française Sarah Durieux, le militant romand d’Agissons! Steven Tamburini et de nombreux autres collectifs ont participé à plusieurs tables rondes, à Genève, Fribourg et Lausanne.

Dans son livre «Militer à tout prix?», Sarah Durieux donne des pistes pour un engagement serein et puissant. Invitée par la plateforme Agissons!, et par son co-initiateur Steven Tamburini, elle était de passage en Suisse romande en octobre. Rencontre.

Repenser les cultures militantes pour renforcer le pouvoir d’agir ensemble, tel est l’un des objectifs de l’activiste française Sarah Durieux. Fin octobre, l’autrice de Militer à tout prix? Pourquoi nos collectifs nous font mal et comment les soigner était de passage en Suisse romande pour trois tables rondes, à Genève, Fribourg et Lausanne. Plusieurs collectifs militants et organisations y ont participé, dont la Grève féministe, la Grève du climat, Uniterre, la Demeure et Objectif climat. Invitée par la plateforme Agissons!, cofondée par Steven Tamburini, Sarah Durieux livre, à travers son ouvrage, ses propres expériences et celles d’autres militantes et militants, ainsi que des pistes pour sortir de la culture néolibérale qui gangrène la société jusqu’au cœur des organisations de gauche.

Après une quinzaine d’années à accompagner des campagnes citoyennes et des mouvements sociaux en France et en Europe, elle éclaire les contradictions des espaces militants qui reproduisent en leur sein les logiques de domination du capitalisme et du patriarcat: injonction de productivité et de médiatisation, compétition, décisions hiérarchiques, tyrannie du chiffre (nombre de signatures, d’adhésions, de manifestants, d’argent récolté, etc.). Dans Militer à tout prix?, Sarah Durieux, dont la sincérité et la générosité des propos tranchent également avec le système dominant, propose une autocritique féconde. Citant, entre autres figures militantes, Bell Hooks et Starhawk, elle est convaincue que changer le monde commence par soi-même. «J’ai envie de contribuer à faire en sorte que nos collectifs nous nourrissent, nous régénèrent. Qu’ils nous donnent envie de faire confiance plutôt que de se méfier, de faire mieux pour nos luttes et pour chacune et chacun d’entre nous. Qu’ils donnent envie à des gens qui ne militent pas de nous rejoindre…» écrit-elle. Entretien.

«Face à la montée de l’autoritarisme, descendre dans la rue en masse ne suffit plus pour faire basculer l’opinion. Nous avons besoin de stratégies plus fines qui iront chercher au-delà des convaincus»
Sarah Durieux

Quel est l’objectif premier de votre livre?

Sarah Durieux: Face à la montée de l’autoritarisme, descendre dans la rue en masse ne suffit plus pour faire basculer l’opinion. Nous avons besoin de stratégies plus fines qui iront chercher au-delà des convaincus. Or, notre mode d’organisation militante reste empreint de la culture patriarcale, avec sa politique de l’urgence, ses prises de décision hiérarchiques, sa productivité, avec pour effet d’exclure un certain public. Comment libérer dès lors le militantisme de cette culture de domination, créer des mouvements qui tiennent compte de la santé des militants, et qui soient plus fluides et inclusifs, moins centralisés? Car l’histoire nous montre que plus les mouvements sont pyramidaux dans leur fonctionnement, plus ils sont fragiles face aux systèmes autoritaires. Dans la philosophie du «community organising»* au lieu d’attirer les gens en leur disant: «Venez, on va faire ça!», c’est plutôt de leur dire: «De quoi avez-vous besoin?» 

Steven Tamburini: Pour résumer: les gens en premier, le programme ensuite. Il importe de mettre en place des modes d’action qui vont permettre un engagement et un rapport de force sur le moyen et le long terme. En ce sens, les relations interindividuelles sont essentielles. Créer du lien est nécessaire. Dans notre mode de faire conduit par l’urgence, on l’oublie trop souvent.

Sarah Durieux: Renverser le patriarcat et le capitalisme, c’est aussi renverser nos modes de vie et d’action. Il s’agit de relier l’individuel et le collectif, l’émotionnel et le structurel. 

 

Le groupe militant a-t-il vocation à être un espace thérapeutique?

Sarah Durieux: On ne peut pas faire abstraction des violences systémiques. Les violences sexistes et sexuelles, générées par le système patriarcal, par exemple, altèrent le rapport aux autres. La réparation des traumatismes ne passe pas que par la thérapie individuelle mais aussi par le collectif, par les interactions. Nos vies ne peuvent pas être divisées en silos. D’où l’importance, lorsqu’une personne arrive dans un groupe, de lui laisser la possibilité d’expliquer pourquoi elle est là et quels sont ses objectifs. Dans un syndicat, par exemple, cela peut être un épuisement professionnel qui a généré tristesse et colère et qui peut trouver un espace de lutte et de réparation dans l'engagement. Le personnel devient alors politique.

Steven Tamburini: On me connaît plutôt comme un militant de la Grève du climat, mais ma politisation vient à la base d’avoir été exploité au travail quand je jonglais avec trois temps partiel. A Agissons!, certaines personnes arrivent avec d’autres formes de blessures, liées à l’impuissance face à la crise écologique ou à la santé mentale pour certaines. Les laisser expliquer leur parcours et leur motivation permet de mieux les comprendre et de les aider à trouver leur place singulière. L’isolement – qui touche beaucoup de gens jeunes ou à la retraite – est sous-estimé.

Sarah Durieux: Je pars du principe que nous sommes dans une société surtraumatisée, pas seulement dans le cadre du racisme, du sexisme, du classisme… Face à l’individualisation et à la solitude, les personnes qui rejoignent un collectif ne viennent pas que pour la cause, elles sont aussi en recherche d’amitiés, parfois même d’une famille. Les mouvements militants doivent aussi être des espaces de convivialité et de reconnaissance.

 

Quel est l’impact de la digitalisation sur les mouvements militants?

Sarah Durieux: L’avantage du numérique est de faciliter l’engagement. Celui-ci est moins centralisé et permet ainsi de faire émerger des voix invisibles. La nouvelle vague féministe part de là. Par contre, il affaiblit les corps intermédiaires, plus structurés, plus institutionnalisés. Une personne peut choisir de se mobiliser sur internet, signer des pétitions au lieu de s’engager dans une association. Or, ce sont les corps intermédiaires qui sont des éléments centraux dans la lutte contre les autoritarismes et pour la défense de l’Etat de droit. 

 

Dans votre livre, vous préférez la notion d’archipels plutôt que de centralisation, de solidarité entre associations plutôt que de compétition…

Sarah Durieux: La tendance de vouloir grandir dérive de l’idée que croître, c’est le progrès. D’où la compétition entre organisations. On duplique et on épuise des forces militantes au lieu de mutualiser. Soutenir des mouvements existants, en complémentarité, est moins coûteux que de créer de nouvelles actions. On ne peut pas être tous, sur tous les terrains et sur tous les sujets. 

Steven Tamburini: Il manque de relations réelles entre les individus et les groupes. Dans l’urgence, nous restons dans notre pré carré. Or, aucune organisation ne va changer le monde seule. La culture de la coalition permet, au lieu de la rareté, l’abondance.

 

* Comme Sarah Durieux l’explique dans son livre: «Le community organizing, que l’on peut traduire par “organisation communautaire ou collective”, est une pratique militante d’auto-organisation d’une communauté donnée, afin de construire son pouvoir et d’atteindre des objectifs politiques définis par la communauté elle-même. Dans cette pratique, les liens de confiance et la relation entre les membres sont des aspects fondamentaux de la réussite du groupe.»

 

Militer à tout prix? Pourquoi nos collectifs nous font mal et comment les soigner, Sarah Durieux, éditions Hors D’atteinte, 2025.

Sortir de l’extractivisme

Le bien-être des militants et des collaborateurs d’Unia, ainsi que la durabilité de leur engagement sont aussi des questions qui se posent au sein du syndicat. Le secrétaire régional d’Unia Fribourg, François Clément, a participé à l’une des tables rondes d’Agissons. Au lendemain de cette rencontre, il mentionne, entre autres points, l’importance d’expliquer aux nouveaux membres la structure de l’organisation, composée de différents groupes, et les divers engagements possibles. «Savoir qui fait quoi et où il est possible de s’engager est important pour trouver sa place», explique le responsable syndical. Au lieu de «management», il préfère parler d’«encadrement». «Face au modèle néolibéral qui fait porter toute la responsabilité sur l’individu, ou face à celui martyrologique de la gauche qui demande de se sacrifier pour la cause, pour sauver le monde, nous devons trouver une autre voie», précise-t-il. Tout comme Sarah Durieux dans son ouvrage, François Clément met en garde sur les risques d’une posture extractiviste de la force de travail des militants et des permanents syndicaux: «Comme dans une forêt, il faut maintenir l’équilibre, car ses ressources sont précieuses. Le temps de la régénération est essentiel. Si une réunion n’est pas nécessaire, autant ne pas la faire pour ne pas cramer les militants pour rien… Parfois, si l’adversaire a trop d’ascendant, il vaut mieux battre en retraite, pour ne pas épuiser les forces, avant de reprendre la lutte autrement.» 

Déconstruire le langage

Un chapitre du livre Militer à tout prix! se penche sur le langage. En s’inspirant des travaux et des expériences d’Anat Shenker-Osorio, Sarah Durieux conseille de «changer de cadre narratif, éviter de réfuter les arguments de nos adversaires et imaginer des métaphores puissantes pour mobiliser des croyances profondes». Elle donne pour exemple le langage usuel qui nous fait dire que l’économie doit être sauvée, alors que l’économie, au contraire, doit servir l’humain. Elle évoque aussi pourquoi les campagnes demandant de taxer les riches – et la prochaine votation des Jeunes socialistes risque d’en être malheureusement un exemple – ne marchent pas. Selon elle, les taxes sont perçues par la population comme une punition. «Il vaut mieux parler de “services publics” que des impôts et utiliser des expressions comme “chacun participe à hauteur de ses moyens” ou “contribue de manière équitable” pour éviter d’ancrer l’idée de la dépossession.» Amener les sujets à débattre est aussi un autre levier. «Reprendre un discours pour le nier, c’est donner du temps d’antenne à quelque chose qu’on veut combattre, mais aussi le renforcer dans notre inconscient collectif. Il faut comprendre que notre cerveau ne retient que très mal les négations.»

Extraits choisis du livre Militer à tout prix?

«Notre militantisme est masculiniste, productiviste, il hiérarchise les luttes et celles et ceux qui ont la force de les mener.»

«Notre obsession de la quantité nous entraîne vers une survalorisation des transactions, comme celles qu’on lit sur nos comptes en banque. Pourtant, c’est bien la nature de nos relations qui développe véritablement notre puissance collective.»

«La vision capitaliste du monde est si profondément ancrée dans nos esprits que, même dans le militantisme, qui vise pourtant souvent à défaire ce système d’exploitation, nous jugeons la valeur des gens à travers leur productivité.»

«Lors du congrès de la CGT de 2023, qui a vu Sophie Binet élue secrétaire générale, celle-ci a pris la parole à la suite d’un congrès particulièrement violent: “Parfois, nous sommes plus durs entre nous que face aux employeurs ou au gouvernement. C’est tellement dur, la lutte, qu’il faut que le militantisme soit un havre de paix, de ressourcement, pour retrouver la force face aux attaques du capital, il faut faire en sorte de retrouver des relations apaisées, pacifiées.”»

«L’urgence, on nous l’apprend dès notre plus tendre enfance. On court depuis toujours. Dès l’école…»

«Pour Eric Tolson Solis, “s’engager à prendre en compte les besoins et les sentiments de chaque membre du cercle est un acte révolutionnaire de soin et de gentillesse”.»

Pour aller plus loin

«Mon but, c’est défendre les minorités»

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Engagée pour la cause féministe et LGBTQIA+, Erin Houriet porte son combat au sein de son entreprise et dans les sphères d’Unia, de Genève à Berne.

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