Aller au contenu principal
Menu

Thèmes

Rubriques

abonnement

La Suisse une puissance industrielle qui s'ignore

A l'occasion d'une journée de formation pour les militants d'Unia Genève démonstration de la force industrielle Suisse

Une vingtaine de délégués et une dizaine de secrétaires syndicaux d'Unia ont assisté à la journée de formation du secteur industrie dans les locaux d'Unia à Genève, le 5 septembre. En marge d'une réflexion sur «l'après 9 février» et sur les négociations salariales à venir, l'historien Sébastien Guex et l'économiste Oliver Fahrni ont exposé la situation de l'industrie suisse et débattu avec les militants. Passionnant.

«Il se raconte un nombre incroyable de bêtises sur l'industrie suisse.» Avec son franc-parler et sa pertinence habituels, Sébastien Guex, historien, professeur à l'Université de Lausanne et membre de Solidarités, a dressé le tableau de l'économie industrielle du pays devant une trentaine de personnes, délégués et secrétaires syndicaux d'Unia Genève, lors d'une journée de formation pour le secteur industrie. «La Suisse n'est pas qu'une place financière. Elle est extrêmement compétitive et l'un des pays les plus industrialisés au monde. Son capitalisme marche sur deux pieds: les banques et l'industrie. Cela explique pourquoi en septembre 2011, la BNS a engagé des moyens phénoménaux, en centaine de milliards de francs, pour que l'euro ne descende pas en dessous de 1,25 franc.»
A l'encontre des idées reçues - dont l'origine est certainement une balance commerciale systématiquement négative jusque dans les années 1990, mais qui, depuis, a toujours été excédentaire -, l'historien a démontré la puissance du capitalisme suisse, chiffres à l'appui. En 2011, la production industrielle de biens manufacturés par habitant (l'analyse ne porte pas sur la construction, l'énergie ou les transports) a atteint la somme de 12400 dollars, contre 8000 dollars en Allemagne, pourtant en deuxième position.
Le taux de la population suisse active dans l'industrie est de 14,9% en 2013, bien plus que dans les pays européens et les Etats-Unis, exception faite de l'Allemagne (16,6%). La contribution de ce secteur au produit intérieur brut (PIB) est aussi bien plus élevée: 18%, contre 9,1% pour la France. La Suisse est aussi le seul «ancien» pays industrialisé (l'historien ne parle donc pas de la Chine, du Brésil ou du Vietnam) à avoir une production manufacturière en progression depuis 2007 malgré la crise (+6,7% en 2013, contre -15% pour la France par exemple, et même -13,5% pour la Grande-Bretagne).

Une productivité en forte hausse
L'historien a avancé d'autres chiffres, effarants: «Alors que la productivité a augmenté de 70% entre 1991 et 2013, les salaires n'ont augmenté que de 8% et le temps de travail moyen a diminué de 15 minutes seulement pour atteindre 41 heures et 20 minutes. Pour arriver au niveau des 36 heures, allemand ou français, à ce rythme, il nous faudra 4 siècles!»
Les causes, selon lui: «Une offensive néolibérale des démantèlements des droits sociaux, la peur du chômage, la faiblesse des syndicats et le tournant néolibéral de la social-démocratie.»
Malgré les apparences, le nombre de travailleurs des entreprises industrielles suisses a fortement augmenté, mais à l'étranger surtout. En 1985, les filiales comptaient environ 550000 employés. En 2012, environ 1,4 million. Et la moitié moins sur territoire helvétique: quelque 700000 salariés.
«Face à cette idéologie dominante, mais fausse, que nous sommes un pays désindustrialisé, nous devons entreprendre un large exercice de désintoxication», a appuyé l'économiste Oliver Fahrni, dont l'analyse rejoint celle de Sébastien Guex. «On a fermé les grandes cathédrales de l'industrie, pour gagner davantage en délocalisant. Les vingt plus grandes entreprises suisses ont moins de 10% de leurs travailleurs ici. En outre, le capitalisme a changé. Avant, 6% de bénéfice était très positif, aujourd'hui, avec le même taux, la société se dit au bord de la faillite.»
S'adressant aux délégués présents, des sociétés manufacturières horlogères, des machines ou encore de la pharma, Alessandro Pelizzari, secrétaire régional, a ajouté: «L'industrie va très bien. Or, paradoxalement, beaucoup d'entre vous vivent la pression sur les salaires, et même une baisse des salaires à l'embauche. On est en pleine contradiction entre cet essor fabuleux et ce que vous vivez.»

Des risques du nationalisme
Plusieurs délégués ont pris la parole. Le manque de transparence quant aux profits des multinationales a été souligné, la peur de perdre son emploi, l'individualisme, «la solidarité entre patrons» qui veulent être au même niveau que les autres, alors que la concurrence entre les sites est exacerbée, ainsi qu'entre salariés fixes et temporaires, suisses et immigrés. Sur ce dernier point, Sébastien Guex a relevé: «La mise en concurrence entre Suisses et étrangers est vieille de plus d'un siècle et demi. La fermeture des frontières n'a jamais permis d'améliorer les conditions de travail. Quand le nationalisme et le chauvinisme sont exacerbés, cela peut mener au fascisme et à la guerre, et donc à une diminution des salaires et à l'emprisonnement de nous tous! Quand on développe le poison nationaliste, ça envahit tout le corps. Aujourd'hui l'extrême droite casse le rapport de force entre salariat et patronat. Or c'est ce rapport de force uniquement, grâce à la solidarité de tous les travailleurs, qui permet d'améliorer les conditions de travail.» Et l'historien de rappeler l'exceptionnelle mobilisation des employés de banque qui, suite à leur diminution de salaire d'un tiers pendant la Première Guerre mondiale ont fait grève. «Ils ont séquestré le directeur du Credit Suisse. C'était la panique dans les banques. Résultat, le lendemain, ils étaient augmentés de 100%! 100%! Si aujourd'hui les salariés se mobilisaient vraiment, le patronat passerait à 36 heures et augmenterait les salaires de 25% au moins! Mais tout rapport de force se construit petit à petit. Et, tout à coup, sans qu'on ne sache jamais pourquoi, il y a l'étincelle!» L'historien a esquissé d'autres pistes d'action. «On a sauvé l'UBS à coup de milliards. Pourquoi l'Etat ne pourrait pas sauver d'autres boîtes? Pour mémoire, c'est l'Etat qui a sauvé l'horlogerie suisse entre 1924 et 1936. Sans cette intervention, il n'y aurait plus d'horlogers en Suisse.» Et, en écho aux syndicats belges en Wallonie qui ont créé un nouveau parti politique, Sébastien Guex a lancé: «En Suisse, il n'y a plus de relais politique pour les syndicats. Et à gauche du PS on est dispersé. Or recréer un vrai parti de gauche au niveau national serait fantastique...»

Aline Andrey