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«La peste marqua (…) le début de la corruption»

Un des processus les plus sidérants à voir se développer ces temps-ci dans le corps de nos sociétés humaines, c’est celui du massage cérébral exercé sur les foules d’une part par tels ou tels gouvernants selon leur manière d’exercer leur pouvoir de-ci de-là sur la planète, et d’autre part, de manière directe ou non, par le coronavirus. Il en résulte, dans les deux cas, l’apparition de quelques signes annonciateurs d’une guerre civile patente ou rampante.

Dans l’ordre politique, ce qui fait exemple est évidemment le règne présidentiel de Donald Trump et sa mise à mort électorale de justesse, ces jours-ci, selon les résultats quasi définitifs sortis des urnes. Et dans l’ordre sanitaire, c’est à la fois l’angoisse instillée dans l’opinion publique continuellement bombardée par les informations médiatiques consacrées à la résurgence du virus, et les stratégies administratives et policières autoritaires mises en place de toutes parts pour tenter d’en contenir les dégâts.

Pendant quatre ans, comme chacun le sait (ce qui pose problème est d’ailleurs précisément le fait que chacun le sait depuis quatre ans sans qu’aucune éviction de l’intéressé n’en soit résultée), Trump a méthodiquement détruit, à partir des Etats-Unis et bien au-delà par phénomène de contamination planétaire psychologique et comportementale, ce qui structure la merveilleuse beauté du savoir-vivre-ensemble à l’échelle collective la plus large.

Or cette beauté recouvre beaucoup de choses. Non seulement les processus démocratiques méticuleusement façonnés au fil de l’Histoire occidentale, mais aussi les normes de la décence et du respect vis-à-vis d’autrui. Et non seulement les révérences nécessaires à l’environnement naturel et la prise en compte des problèmes climatiques, puisque nous en sommes victimes en ce début de siècle, mais aussi la notion de l’intérêt général et du bien commun.

Ainsi voyons-nous ces jours-ci le spectacle inouï produit par plusieurs millions d’Etats-Uniens fondant leur identité civique sur la base d’un déni mental tous azimuts. Ils ont glissé dans un autre monde qui est celui des chiffres désappariés des données établies, des informations désappariées de la connaissance objective et des discours désappariés de la grande conversation politique et sociétale ambiante.

Leur glissade mentale correspond à la définition du délire, vocable par lequel les dictionnaires qualifient l’état d’une personne ayant perdu son rapport normal au réel et devenu la proie d’un verbalisme exalté.

Un délire armé, de surcroît, comme sont tous les délires à la faveur desquels l’acte de croire se superpose à l’acte de penser puis le détruit. Un délire armé comme celui qui présida aux Croisades dès le XIsiècle, et comme celui qui détermine ces jours-ci des dizaines de partisans de Trump à surveiller les bureaux électoraux de Pennsylvanie mitraillette au poing ou pistolet dans la poche

On dira que ce spectacle est typique du Far West, mais ce n’est pas si simple. Il en est d’autres assez comparables que le coronavirus inspire sous nos propres latitudes au cartel de l’ordre médical, encore tâtonnant et dispersé sur le plan scientifique, et des gouvernants locaux affolés par la pandémie.

A cet égard, il serait opportun de nous remémorer chaque matin Thucydide (dans La Guerre du Péloponnèse) écrivant que «La peste marqua, pour la ville, le début de la corruption… Personne n’était plus disposé à persévérer dans la voie de ce qu’il jugeait auparavant être le bien, parce qu’il croyait qu’il pouvait peut-être mourir avant de l’atteindre». Serait-ce cette terreur de la mort au plus profond de notre âme qui nous incline depuis le début de cette année, du côté des puissants, à décréter tout un bouquet de consignes destructrices plutôt qu’avisées? Et du côté des foules, à leur obéir de la façon la plus terriblement mécanique?

Le philosophe italien Giorgio Agamben se demandait en avril dernier: «Comment avons-nous pu accepter, seulement au nom d’un risque impossible à préciser, que les êtres humains non seulement meurent seuls (chose qui n’était jamais arrivée auparavant dans l’histoire, d’Antigone à nos jours), mais que leurs cadavres fussent brûlés sans funérailles?»

Et moi je tombe ce lundi matin 9 novembre 2020 sur une tribune parue dans Libération évoquant le port du masque souvent obligatoire en France pour les femmes en train d’accoucher – une violence physique et symbolique abjecte. Du Trump en version sanitaire, n’est-ce pas? Du trépas à la naissance nous voici donc, désormais, confrontés à ça.