La traversée idéale de la Suisse par son grand Plateau, en quittant, disons, Genève et en poussant le périple jusqu’à Saint-Gall, propose au voyageur un paysage conjoncturel en apparence idyllique. Partout, dans les pourtours des villes qu’il croiserait sur son chemin – qu’elles soient de petite, moyenne ou grande importance – il trouverait les signes d’une économie florissante. Des signes perceptibles à travers les très nombreux chantiers, la foison de bras de grues coupant l’horizon et les centaines de bâtiments et d’infrastructures de toutes sortes, qui poussent comme des champignons, année après année. Cette espèce de longue vitrine nationale n’a rien d’un effet d’optique ni d’une illusion. Les données attestées par des études sérieuses montrent que le secteur de la construction est plus que jamais prospère dans le pays. Quelques indices permettent de se faire une idée plus précise sur la question. Tenez, en dix ans, le chiffre d’affaires dans ce domaine de l’économie suisse a bondi de 19,4%, passant de 19,1 à 23,4 milliards de francs en 2024. Les prédictions pour l’exercice de 2025 prolongent l’embellie: l’agence Wüest Partner, observateur fiable, table sur un bond de 4,5% des constructions sur tout le territoire. Bref, on serait à deux doigts de croire une fois encore en la maxime qui dit que quand le bâtiment va, tout va.
Il se trouve qu’une tout autre réalité, sinistre et préoccupante, se cache derrière ce paysage et ces macrodonnées optimistes. Elle est incarnée, cette réalité, par le sort que les patrons d’entreprises entendent réserver à ceux qui bâtissent immeubles et infrastructures. A ces 80 000 maçons qui réclament de meilleures conditions de travail, alors que se négocie le renouvellement de la Convention nationale (CN). Cette catégorie professionnelle semble cumuler à elle seule toutes les conséquences de l’avidité aveugle du patronat. Journées de travail interminables, cadences infernales pour respecter des délais de livraison inhumains, refus de toute hausse salariale compensant le renchérissement du coût de la vie, pause du matin non payée, temps du déplacement compensé seulement après 30 minutes de trajet entre les dépôts et les chantiers… Voilà des conditions qui n’incitent pas à faire long feu dans la branche. A ce sujet, d’autres données documentent la grave hémorragie de main-d’œuvre qualifiée qui frappe le secteur. Alors que les employés de plus de 50 ans sont surreprésentés sur les chantiers, un maçon sur deux quitte le métier prématurément et 30% des apprentis interrompent leur formation en cours de route. Ainsi, en 2040, il manquera un maçon sur trois pour répondre à une demande qui ne cesse de grimper.
Face à ce constat, la Société suisse des entrepreneurs (SSE) répond par la provocation. On manque de main-d’œuvre? Il faudra travailler plus, jusqu’à 50 heures par semaine, samedi inclus. Faire preuve aussi d’une plus grande flexibilité, avec un quota de temps de travail supplémentaire allant jusqu’à 250 heures. Ces aberrations se situent aux antipodes de ce que réclame Unia, avec ses autres partenaires syndicaux. A savoir des journées et des cadences allégées qui permettraient d’atténuer la pression et d’équilibrer le temps consacré au travail et à la vie privée. A quoi s’ajoutent la juste rémunération de la main-d’œuvre, l’indexation automatique et la compensation de la pause du matin et des déplacements, dès la première minute. Voilà qui redonnerait de l’attractivité au noble métier de maçon. Une catégorie qui est désormais vent debout, fière et opiniâtre, votant partout la grève dans ses assemblées et refusant l’arrogance de la SSE. Le temps est venu de bâtir autrement dans ce pays, en valorisant enfin la dignité des salariés, sur le dos desquels se sont accumulés depuis bien longtemps des profits mirifiques. L’automne est déjà chaud en Suisse.