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En lisière du village incendié

Etrange année 2025, qui se cristallise en cette vision personnelle. Je me promène dans un paysage de campagne et je m’approche d’un village incendié qui fume encore. Comme s’il s’était produit, ici, un événement immensément fatal sous la pression des 8,23 milliards d’humains emmenés par les pouvoirs politiques et leurs complices à l’œuvre sur la planète. 

Alors je m’arrête quelques instants aux abords de ce lieu chaotique en douceur. Qui semble avoir été confit par le drame. Où des carcasses de maisons se sont comme entassées à mi-distance du songe et du réel, ou du faux recouvrant le vrai. Et dont tous les détails se mêlent au point d’en paraître indissociables.

Où nous n’apercevrions plus de mouvements, plus de cendres bougées par le vent ni d’habitants. Ni d’autres vivants comme ces chats ou ces chiens qui leur tenaient compagnie depuis six mille ans. Ni de personnages que j’aurais conservés dans mes souvenirs et que j’aurais projetés sur la scène pour en atténuer mon sentiment de solitude.

Non, il ne reste en ces décombres qu’une petite forêt de poutres encore dressées que le désastre n’a pas détruites. Que des bras qu’on dirait levés vers les nuées par des tribuns exaltés ou furieux. Que ce geste calciné qui semble articuler le discours de leurs proférateurs. Que ces poings brûlants comme la rhétorique dont ils rythment la cadence. Que ces éléments carbonisés de la charpente psychique et mentale articulant notre monde tel qu’il s’est configuré durant ce funeste exercice 2025.

A ce point-là de mon exploration je distingue, étonnamment esquissées par ces vestiges, des figures physiques et des figures immatérielles, les unes et les autres indicatrices de notre temps présent. Voici le faciès à vomir de Donald Trump. La bouche tordue par le vice de Benyamin Netanyahou. La rapacité figée sous le botox de Vladimir Poutine. Et l’impassibilité de Xi Jinping qui masque sa brutalité. Et même la lâcheté bien domestiquée d’Ignazio Cassis.

Dans la cendre je découvre aussi d’autres dessins. Comme la caricature qu’est devenu l’humanisme individuel selon l’Etats-Unien Henry David Thoreau qui s’oppose à l’autre caricature, cette fois totalitaire, de l’humanisme harmonieux selon le Chinois Confucius. Ou comme le brouillon des plaidoyers qui font de la technique une solution magique à tous les maux de notre espèce.

C'est alors que s’éleva tout près de moi, à l’orée de ce lieu désolant où ne crépitaient plus guère que quelques flammèches en recherche d’un ultime aliment, le chant prodigieux d’un oiseau. Quelques notes à peine. Un merle fou? Un étourneau cinglé? Un moineau suicidaire?

Ou peut-être un migrateur déporté sous nos latitudes en conséquence d’une tempête intercontinentale ou d’un typhon ? Voire un messager dirigé vers nous par je ne sais quelle instance bienveillante, pour nous rendre un peu de courage? Ou par une instance ironique, à l’inverse, pour nous moquer? Mystères.

Or je parvins, dès cet instant, à réduire ma fascination pour le spectacle du village incendié. A le transcender. A le dépasser. Puis à scruter plus sereinement le panorama vers l’horizon, ou revenir aux lointains de mon enfance pour m’en rappeler ce lombric que nous apercevions parfois après la pluie, tragiquement éperdu dans une cour ou sur un trottoir, c’est-à-dire sur un sol asphalté qui est sa barrière à lui. Sa fatalité qu’il ne peut pas percer pour rejoindre les siens, ou gagner l’humus qu’il avait pressenti dans le jardin voisin.

Ce ver qui mesure huit à dix centimètres. Qui se déplace à la faveur d’un mouvement péristaltique. Qui me ressemble comme je lui ressemble, nous deux pareillement animés d’angoisse et d’égarement jusqu’au désert. Et nous deux en témoins des peuples obscurs qui s’échinent et s’acharnent avant de s’effondrer au sol de ces mines à ciel ouvert que sont les villes.

A ce point des choses j’entrevis sur la ligne de l’horizon, par effet de pensée pour un ami de vieille date qui s’y rend cette semaine comme guide de beaux et bons voyageurs en pèlerinage vers la splendeur, les deux temples d’Abou Simbel dans le Sud égyptien. Célébrés pour leur prestance inouïe, leur révérence aux dieux cosmiques et non guerriers, leurs volumes ouvragés au millimètre pour qu’ils s’emplissent de lumière aux équinoxes, et ce sublime accomplissement du génie créateur qui vaut à notre espèce, parfois, de franchir les siècles.

Voilà, je pouvais m’en aller. M’éloigner du village incendié. Je m’étais chargé des pouvoirs dont rayonnent cette pierre et ce ver en témoin des peuples obscurs, dont je ferais mes armes avant de foncer sur l’ennemi.