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Du symbole monarchique aux neutralités fictives

Il est intéressant de juxtaposer les commentaires suscités par la mort d’Elizabeth II et ceux suscités par le principe de la neutralité suisse en ce début de XXIe siècle.

La reine, saluée de façon spectaculaire par les populations mondiales, inspire en gros deux approches divergentes. Soit on la moque en tant qu’être n’ayant jamais rien pensé ni prononcé de substantiel pendant son règne de 70 ans, sous le signe d’une insignifiance touchant à l’ordre décoratif en version quasi potiche («Une reine en glaise», comme la désigne l’auteur d’un texte par ailleurs magnifiquement torché sur le site de Mediapart), soit on l’estime pour avoir été le génie discrétissime, et pourtant décisif aux heures graves, du Commonwealth déficelé par la grande Histoire et de la Grande-Bretagne ballottée par la sienne propre un peu plus petite.

Or on peut déduire de ces deux perceptions la même hypothèse: Elizabeth II sut constituer pour le moins un symbole, mot défini par les dictionnaires comme étant «ce qui, en vertu d’une convention arbitraire, correspond à une chose ou à une opération qu’il désigne» – la «chose» étant ici l’ordre politique à l’œuvre en Grande-Bretagne comme autrefois dans les pays du Commonwealth. Et non seulement l’ordre politique, d’ailleurs, mais l’Etat britannique ou les Etats du Commonwealth et leurs populations respectives, la reine ayant eu la chance d’être une femme, si je puis dire, c’est-à-dire une forme de tutelle plus protectrice et plus «en coupole» qu’un roi.

La reine Elizabeth II en tant que fiction rayonnante et productive, donc, pouvant fonctionner comme une garantie de constance pérenne, à l’aune de laquelle on peut faire apparaître la neutralité suisse comme une fiction d’un autre type, comme une fiction-paravent beaucoup moins surplombante et par conséquent beaucoup plus instrumentalisable par mille pouvoirs au nom de mille intérêts purement séculiers.

Il faut être en effet d’une naïveté mononeuronGallazale pour supposer que la neutralité, dans sa version confédérale, soit autre chose qu’un mensonge patiemment mis au point dans nos régions pour ses vertus fructifères dans tous les domaines publics allant de la politique à l’économie. Ou non pas d’une insondable naïveté, mais d’une insondable perversité dans l’art de l’escroquerie conceptuelle devenue machinale à force d’avoir été glissée dans la psyché collective – aux fins que nul ne s’en rende plus compte et ne songe à discourir à ce propos. Sauf depuis quelque temps, sous l’effet notamment de la guerre en Ukraine ayant sommé nos esprits vernaculaires de choisir un peu leur camp: ce fut fait sur le mode dûment méritant pour accueillir les malheureux chassés par le conflit, mais on verra pour combien de temps…

La neutralité suisse, en effet, ne correspond à rien d’officiel ou de répertorié. Ne correspond pas aux définitions que donnent de ce mot nos chers dictionnaires, par exemple, qui mentionnent aussi le «choix» de ne «prendre aucun parti». Et ne correspond pas davantage aux approches qu’en suggère l’essayiste Roland Barthes, par exemple encore, nous expliquant qu’à ses yeux le désir du Neutre est celui qui vise à suspendre les «ordres», les «lois», les «arrogances», les «terrorismes» ou les «mises en demeure».

Rien de tout cela: la neutralité suisse est une trouvaille particulière. Elle s’est affinée sous les effets d’une corruption intellectuelle diffuse, patiente et parfaitement volontaire, de manière à constituer pour l’essentiel un moyen de propulser la nation au rang des plus admirables à l’échelle planétaire. Un moyen de promouvoir ces opérations à fort pouvoir narcissique que sont les missions de bons offices entre Etats belligérants. Et un moyen de rendre plus insoupçonnables telles ou telles relations marchandes suspectes ou carrément illégales.

Moi, je cherche l’origine de cette évolution. De cette aptitude qu’eurent nos populations, au fil de l’Histoire, à fusionner pareillement les mises en spectacle de la vertu tout en produisant les mises en réalité subreptice du mensonge. Le Mal emballé dans les papiers-cadeaux du Bien. Je cherche l’origine de cette faculté qu’elles eurent de fabriquer ce pays si riche d’une part en faussaires agréés par le système et d’autre part en justiciers amateurs, les mêmes qui dénoncent aux pouvoirs publics leurs concitoyens coupables de laisser traîner leurs sacs d’ordures hors des cases horaires officielles. God save the Queen!, parfois.