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Arracher Cassis de soi

Je me promenais l’autre jour aux abords d’une ville écrasée de chaleur en songeant à ce sentiment de vide que nous sentons parfois flotter dans notre esprit d’humains. Au point d’en estomper notre aptitude à la sensibilité, au raisonnement et jusqu’à nos repères de la morale. De quoi me conduire sans détour à la figure d’Ignazio Cassis, conseiller fédéral helvétique en charge apparente des Affaires étrangères.

Je cheminais alors sous des arbres au bord d’un marais peuplé de grenouilles et de crapauds, et de là j’apercevais au loin le dessin de quelques montagnes dont les glaciers achèveraient bientôt de fondre en glissant vers la mer. Telle m’apparut la version climatique de la tournure psychique et mentale ayant saisi notre âme collective depuis quelques semestres, sous l’effet d’une violence planétaire ponctuée de guerres, de déficellements démocratiques et d’autoritarismes écrasant les modestes du monde. Et les oiseaux.

A ce stade plus aucun événement, plus aucune information et plus aucune scène publique ne nous semblent nets. Des effets de chaleur mentale se manifestent en nous tout pareils à ceux dont nous nous étonnions jadis, encore enfants, en contemplant à l’horizontale la surface des routes frappées par le soleil. Elles y vibraient sous l’empire ondulant des illusions d’optique et des matières assouplies.

Nos communautés humaines en sont au même point. Le flou paraît les déterminer où qu’elles se trouvent, se perdent ou s’enfuient sur la planète. Il travaille la perception qu’elles ont des êtres et des événements proches ou lointains, la représentation qu’elles se font d’elles-mêmes, les déductions qu’elles en tirent, leurs mobilisations antagonistes ou conquérantes qui s’ensuivent et la rage qui les amène à détruire l’Autre, cette maîtresse d’école qu’on assassine, ces migrants qu’on renvoie dans leur enfer, cette femme qu’on viole ou ce peuple qu’on extermine en pulvérisant les codifications du droit.

En filigrane de ces perceptions surchauffées, je distinguais la silhouette du conseiller fédéral Cassis avec ses cheveux partagés sur le crâne en deux pans similaires, dont un caricaturiste inspiré pourrait s’emparer pour en faire la figuration capillaire du match infiniment nul qu’il se livre à lui-même un étage plus bas, sous l’écorce de son crâne. Ce match opposant sans relâche des options entre lesquelles il ne tranche jamais.

Ainsi ces derniers mois, à propos d’Israël et des Palestiniens que cet Etat dévoyé massacre en guise de réplique aux crimes épouvantables du 7 octobre 2023. Massacre en s’enivrant de sa propre dérive, au point de conférer à cette vengeance des proportions intolérables aux yeux de toutes opinions publiques mondiales qui s’en trouvent expressément révoltées, bien sûr, à l’exception des bellicistes en extase et du cinglé de Washington.

Et de Cassis à sa manière sous-signifiante, comme on le sait depuis des mois. Aucune dénonciation claire des interventions commises par l’armée israélienne, nulle empathie pour les victimes palestiniennes. Le système de l’esquive rhétorique et des platitudes concaves, si je puis dire. A première vue ce n’est même pas de l’imbécillité, mais presque du pittoresque. Une sorte de machine à faire des spätzli à partir de la pâte à spätzli, en somme. Ce qui me rappelle Jean Baudrillard expliquant dans un recueil de textes qu’il suffit d’ajouter de l’eau à de l’eau en poudre pour obtenir de l’eau.

Or, le pittoresque se transforme, chez Cassis, en quelque chose de plus insidieux. Il détruit le principe même de la neutralité dont ce pays s’inspire. Qui est belle à la seule condition d’être traversée par les tensions de la conversation publique, les contradictions de l’esprit collectif, le brassage des positions morales inspirées par le temps présent. Alors que Cassis la scelle dans le non-dit, avant de l'abandonner pour n’en laisser que la couverture à l’usage stratégique de ses profiteurs en provenance essentielle de la finance et de l’économie.

J’atteignais alors la fin de ma promenade en m’interrogeant sur les contaminations possibles de tout esprit par celui d’un autre. Et si Cassis était un symptôme atteignant quelques-uns d’abord, plusieurs ensuite, l’opinion publique enfin? Qui se terrerait sous les prétextes de type neutre sans plus désigner le pire et ses victimes sur la planète, nulle part et jamais? Et sans choisir d'action réparatrice possible? Une phrase me revint alors du livre Eichmann à Jérusalem, composé par Hannah Arendt: «C’est la pure absence de pensée qui lui a permis de devenir un des plus grands criminels de son époque.» Vertige. Serions-nous au bord de ça? L’après-midi s’achevait.