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«Pour la bourgeoisie, ce fut un cauchemar!»

Le Portugal a célébré le 25 avril le 50e anniversaire de la Révolution des Œillets, intervenue à la suite d’un coup d’Etat militaire. Un putsch qui a entraîné de vastes mouvements sociaux réclamant davantage qu’une démocratie bourgeoise. Photo: manifestation organisée le 1er Mai 1974 à Lisbonne.
©Keystone/Rue des Archives/Gerald Bloncourt

Le Portugal a célébré le 25 avril le 50e anniversaire de la Révolution des Œillets, intervenue à la suite d’un coup d’Etat militaire. Un putsch qui a entraîné de vastes mouvements sociaux réclamant davantage qu’une démocratie bourgeoise. Photo: manifestation organisée le 1er Mai 1974 à Lisbonne.

La Révolution des œillets a été bien plus qu’un génial coup d’Etat militaire en faveur de la démocratie. Raquel Varela, professeure d’histoire, parle même de la révolution sociale la plus audacieuse survenue dans l’Europe de l’après-guerre. Elle explique pourquoi on ne parle plus guère aujourd’hui de ces faits, et ce que révèle la récente victoire aux urnes de l’extrême droite

Vous affirmez que la Révolution des œillets a commencé en Afrique. Pourriez-vous nous en dire plus?Pour être précise, j’ai dit que la révolution portugaise n’a pas débuté lors du célèbre coup d’Etat militaire du 25 avril 1974 mais en 1961 déjà – lors d’une grève des cueilleuses et des cueilleurs de coton en Angola. Il s’agissait de travailleurs forcés d’un consortium belgo-portugais. L’administration coloniale portugaise a brutalement réprimé la grève. Les forces aériennes ont lâché des bombes au napalm sur une vingtaine de villages.

Comment?!
Plus de 10000 personnes ont été brûlées. C’est ce massacre qui a précipité la lutte de libération anticoloniale en Angola. Peu après, la population opprimée a également pris les armes dans les colonies de Guinée-Bissau et du Mozambique. Cette résistance a attisé le mécontentement dans l’armée portugaise. Au cours de ces treize années de guerre contre les soulèvements anticoloniaux, près de 200000 hommes se sont soustraits au service sous les drapeaux, 8000 ont même déserté et 9000 ont perdu la vie. Et plus la situation devenait difficile pour le Portugal, plus les militaires porteurs d’un projet démocratique se sentaient pousser des ailes dans le pays. Leur putsch a finalement abouti le 25 avril 1974.

Qui étaient ces militaires qui se sont soudain opposés à la dictature?
Ce n’étaient pas des membres de l’ancienne élite militaire mais de jeunes officiers de rang moyen, issus de la petite bourgeoisie. Ils avaient été déployés dans les colonies, où il leur avait fallu diriger des opérations meurtrières. Ils avaient rapidement réalisé qu’il était impossible de gagner cette guerre sale et qu’il fallait trouver une solution politique. Or, la dictature ne voulait pas en entendre parler. Par leur coup d’Etat, les officiers aspiraient à une révolution politique, au profit d’une démocratie bourgeoise.

Mais le peuple voulait davantage qu’une démocratie bourgeoise!
En effet, ce putsch a ouvert la porte à la révolution sociale la plus audacieuse survenue dans l’après-guerre en Europe. Des centaines de milliers de salariés se sont mis en grève, des millions de gens ont participé à des manifestations malgré le couvre-feu décrété par les putschistes, des expériences d’autogestion ouvrière ont démarré dans les centaines d’usines réquisitionnées, le prolétariat rural a occupé un quart des terres agricoles pour y créer des coopératives tandis qu’en ville, les familles des bidonvilles occupaient des milliers de maisons vides. Et dans tout le pays, un tiers de la population a participé à des conseils ouvriers ou à des comités de quartier.

On n’entend plus guère parler de ce volet de la révolution...
Evidemment, la bourgeoisie d’aujourd’hui n’a aucun intérêt à rappeler à la classe ouvrière de quoi elle est capable. Dans de nombreuses entreprises, les salariés ont dicté leurs conditions après le putsch. Ils dirigeaient les usines de manière démocratique, souvent sans chef. Pour la bourgeoisie tant locale qu’à l’étranger, ce fut un cauchemar. Le pire événement même, après la défaite américaine au Vietnam!

Le Parti communiste, interdit d’activité jusque-là, a dû se frotter les mains.
Pas tout à fait. Le Parti communiste portugais ne voulait pas d’un processus révolutionnaire venant d’en bas. Il cherchait non pas à abolir le capitalisme au Portugal, mais à le réguler. En effet, le parti se pliait aux instructions reçues de l’Union soviétique, qui elle-même s’en tenait aux décisions prises en 1945, à la Conférence de Yalta. Le Portugal faisait ainsi partie de l’Europe de l’Ouest capitaliste. En 1948, le Portugal avait même compté parmi les membres fondateurs de l’OTAN. Le Parti communiste voulait à tout prix éviter une ingérence étrangère et s’est donc efforcé de contrôler l’effervescence régnant dans les usines, endiguant les débrayages et les mouvements d’occupation.

Quel rôle les syndicats ont-ils joué ici?
Ils avaient déjà été interdits dans les années 1930, ou du moins transformés en associations au service de l’Etat fasciste. Il y a bien eu une brève période de dégel à la fin des années 1960 quand António de Oliveira Salazar, le vieux dictateur atteint dans sa santé, fut écarté du pouvoir par ses fidèles. Mais la répression a vite repris ses droits. La liberté d’association n’est apparue qu’après le 25 avril 1974, et le Parti communiste a d’emblée cherché à s’imposer et à s’emparer du pouvoir dans les centrales syndicales. Il a également joué un rôle de premier plan dans la création d’Intersindical, la plus grande confédération syndicale portugaise, qui a rapidement dépassé un million de membres.

Ce chiffre ne comprend pas les membres des conseils ouvriers?
C’est exact. Il y avait beaucoup plus de gens encore dans les conseils ouvriers. Leurs pouvoirs étaient d’ailleurs plus étendus que dans les syndicats. Ces conseils étaient des organes autogérés dont la base pouvait en tout temps révoquer les membres élus, selon les principes de la démocratie directe. Plus de 5000 conseils ouvriers de ce genre étaient en activité dans tout le pays, ce qui paraît inimaginable aujourd’hui! D’où l’émergence d’une double répartition du pouvoir typique des révolutions, avec d’un côté l’Etat, les institutions et les syndicats, de l’autre les conseils ouvriers.

Dans votre ouvrage sur la Révolution des œillets, vous décrivez le Portugal de Salazar comme la «nation la plus arriérée d’Europe».
Nous possédions le taux de mortalité infantile et maternelle le plus élevé et les salaires les plus bas d’Europe. Un tiers des gens ne savaient ni lire ni écrire. La police politique faisait régner la censure et l’Etat contrôlait tous les médias, un parti unique était en place et il n’y avait ni élections libres, ni suffrage universel. Le statut de la femme était catastrophique. Elle n’avait pas le droit de voyager sans l’autorisation de son mari, qui avait le droit d’ouvrir son courrier. Et le divorce était interdit aux catholiques.

Quelle a été la place des femmes dans la révolution?
Oh, les femmes ont été très importantes durant la révolution. Notamment dans les conseils ouvriers et surtout dans les conseils de quartier. Ce sont elles qui ont décidé, en 1974, qu’il y aurait désormais des crèches. Ce sont encore des femmes qui ont créé les nouveaux centres de santé. Ou qui ont développé l’offre de transports publics. Et la liste est loin d’être exhaustive. Il faut savoir que les femmes avaient beau être opprimées sous la dictature, elles possédaient un pouvoir considérable comme travailleuses. Nulle part ailleurs, les femmes étaient aussi nombreuses à travailler qu’au Portugal. Pour la bonne et simple raison que des milliers d’hommes avaient émigré ou étaient sous les drapeaux.

La dictature a pris fin il y a 50 ans. Or, aux élections parlementaires de mars dernier, le parti d’extrême droite Chega est monté en puissance. Pourquoi?
Le résultat des élections a été un choc. L’extrême droite est désormais la troisième force politique du pays, et met en péril les acquis démocratiques. Le constat vaut d’ailleurs pour toute l’Europe. Une trop grande concentration des richesses exacerbe les tensions sociales. Les riches et l’Etat qui prend leur défense font typiquement preuve d’autoritarisme en pareil cas.

Il est vrai que, jusque-là, l’extrême droite était restée insignifiante pendant des décennies. Le Portugal est ainsi un cas à part en Europe. A quoi cela tient-il?
Ce sont les effets de la Révolution des œillets! Après 1974, une vague révolutionnaire a déferlé sur le Portugal. Son Parti communiste était l’un des plus actifs d’Europe. Le déclin a commencé en 2017, quand l’extrême gauche et le Parti communiste ont soutenu le gouvernement social-démocrate. Le pouvoir exécutif n’a, hélas, rien changé aux lois anti-ouvrières que la «Troïka» (Commission européenne, Banque centrale européenne et Fonds monétaire international, ndlr) nous avait dictées, pendant la crise de la dette de 2010 à 2014. Il y a eu par la suite de nombreuses grèves, auxquelles le gouvernement social-démocrate a réagi par des lois antigrèves d’une grande sévérité. Ces incidents ont démoralisé l’électorat de gauche, qui ne s’est plus rendu aux urnes. La faiblesse de la gauche a ouvert un boulevard à la droite.

Le Parti socialiste a pourtant obtenu des résultats: l’économie est en plein essor et le chômage a reflué.
Seule une petite minorité profite de ce boom. Les 70% des salariés doivent faire des heures supplémentaires ou prendre un deuxième emploi, afin de joindre les deux bouts. Le salaire minimum national avoisine 700 euros. Pourtant, une étude était déjà parvenue à la conclusion en 2019 qu’il faudrait au moins 1300 euros pour couvrir les besoins de base. Depuis lors, l’inflation fait des ravages. Quant aux salaires réels, ils n’ont cessé de baisser depuis trente ans. La situation est catastrophique dans le secteur public. Les hôpitaux ferment les uns après les autres alors même qu’ils répondent à un besoin urgent, et des milliers d’élèves n’ont pas d’enseignants. Et les choses ne vont certainement pas s’améliorer avec le nouveau gouvernement conservateur.


Raquel Varela, 45 ans, enseigne l’histoire à l’Université nouvelle de Lisbonne et compte parmi les meilleurs spécialistes de l’histoire des conflits sociaux, du travail et des mouvements ouvriers. Son livre A People’s History of the Portuguese Revolution (2019, paru en portugais et en anglais), fait partie des ouvrages de référence sur la Révolution des œillets. Raquel Varela est très connue au Portugal, où elle participe régulièrement à des débats politiques télévisés.

Interview de Jonas Komposch parue le 18 avril dans Work, traduction de Sylvain Bauhofer

Le 25 avril résonne jusqu’en Suisse

De 1926 à 1974, le Portugal a vécu sous le joug d’une dictature fasciste. Mais le 25 avril 1974, des militaires insurgés mettaient un terme au régime salazariste (du nom de l’un de ses inspirateurs et principaux dirigeants, Antonio de Oliveira Salazar). Le signe de ralliement des révoltés était un œillet porté à la boutonnière, qui devint le symbole de cette révolution accomplie sans effusion de sang. Cinquante ans plus tard, cet événement, qui permit l’instauration de la démocratie, résonne encore fortement dans le cœur des Portugais et des Portugaises. Le 25 avril est férié au Portugal, c’est le «Jour de la liberté». La journée est aussi marquée d’une pierre blanche par la communauté portugaise de Suisse, forte d’un quart de million de personnes, et par les 26000 membres portugais d’Unia. Après les Suisses, les Portugais sont le groupe national le plus important du syndicat, ils forment le tiers de son secteur construction. Cette année, le 25 avril a une dimension particulière dans la mesure où une formation d’extrême droite, Chega, a réalisé une percée aux élections législatives du 10 mars dernier, devenant, avec 18% des suffrages, la troisième force politique du pays. En Suisse, bénéficiant d’une faible participation, le parti est même sorti en tête dans les urnes, avec 33% des voix. Comme l’indique l’historienne Raquel Varela, la droite surfe sur la déception des électeurs envers le gouvernement et les partis de gauche.

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