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S’immerger dans l’art, gigoter dans la sensation, bercer la mort au loin

Je m’interrogeais l’autre jour sur la prolifération, depuis une trentaine d’années, des expositions dites d’art immersif. Et je vis défiler presque à l’instant, sur le fil des actualités internationales, un nouveau chapelet d’informations détaillant l’atrocité des dévastations humaines allant de Gaza jusqu’en Ukraine en passant par le Yémen et la Birmanie. Aussitôt les choses devinrent plus claires en mon esprit.
On pourrait penser que rien ne solidarise l’art et la guerre, bien sûr. Et même qu’ils sont de principe inverse, n’est-ce pas, puisque «la musique adoucit les mœurs». Or c’est un peu plus complexe. Un peu plus subtil. Toujours et partout les symptômes et leurs correspondances dans le réel se parlent et se reflètent ou s’entre-suscitent, de quoi fixer pour finir les tournures du monde que nous tentons d’habiter.
Par exemple, on suppose que l’art immersif est ludique par excellence. Que cette façon de présenter des œuvres ou des groupes d’œuvres au sein desquelles le spectateur pénètre et séjourne physiquement l’imprègne de leur beauté comme de leur bonté, ou de leur pouvoir critique sur l’état des sociétés qui l’environnent ou sur celui de sa propre psyché.
Quoi de plus joyeux et de plus frais, en effet, au moins en apparence? Au point qu’on vient d’organiser deux expositions sur ce modèle au cœur de la région lémanique, au musée de Pully comme en celui des Beaux-Arts à Lausanne, dont les animateurs se sont félicités de faire valoir dans leurs espaces ad hoc une «modalité d’expression devenue majeure au sein du champ artistique»?
Ah, on se met dans une tendance qui saisit les institutions culturelles depuis trente ans, mais dans une fièvre accrue, et sans la contester ni l’interroger radicalement! On propose à notre tour aux foules de «vivre une expérience nouvelle qui s’adresse au corps et aux sens»!
Tiens, s’agirait-il du type d’«expérience» que vantent aussi Salt et Swisscom ou Sunrise pour «vivre» à fond les smartphones? Mais oui, peut-être, et alors? Dépêche-toi de te «connecter avec une réalité alternative», comme nous dit encore le Musée des Beaux-Arts, puisque «le public et l’œuvre», comme chacun le sait, «font désormais partie d’un même écosystème»!
Et c’est bingo du côté des clients, pardon des amateurs. Aux Beaux-Arts lausannois, par exemple, près de 125 000 visiteurs en quatre mois et des poussières, avec une quantité jamais vue de petits enfants cornaqués par leurs aïeux si ce n’est par leurs cousins. Ce genre d’assemblage familial ou recomposé qu’on observe à l’occasion des brunchs organisés le dimanche en tel ou tel de ces restaurants à mi-distance des ambiances soixante-huitardes et du Wifi.
Et tous extasiés d’avoir pu, comme les troupes du Musée s’en sont encore félicitées, «déambuler dans une pièce remplie de plumes, marcher dans un “espace lunaire” recouvert de billes de polystyrène ou se dédoubler à l’infini dans une pièce couverte de miroirs.» Ah, le Graal terrifiant du pèlerinage culturel contemporain !
Eh bien j’en pleure. Parce que le triomphe de l’art immersif, ou disons celui de cette manière-là de servir l’art, en conjoignant si notoirement les procédés du commerce et les jouissances de la régression, révèle de notre part collective une pulsion croissante. Celle qui consiste à mettre à mort le regard distancié, seul moyen nous ayant permis jusqu’ici de penser quelque chose de l’œuvre ou de l’objet contemplés, en l’occurrence, et donc aussi de penser le monde qui nous entoure.
En entreprenant tous de gigoter dans les langes de la sensation pour y savourer les extases de l’entropie visuelle, nous organisons sans doute en effet, en chacune de nos personnes et très insensiblement, l’oubli des autres et des mécaniques planétaires. Nous caressons notre prochaine indifférence à leur égard. Nous manifestons notre vœu d’être en apesanteur mentale et politique, de fusionner notre être et ses décors et de propulser notre conscience intime au degré de la lévitation.
Oui, simplifier l’art, décharpenter la culture, nous décompliquer l’existence et détricoter le fil des informations avant de nous coucher dans des billes de polystyrène comme nous faisions jadis dans les garderies d’Ikea, ou de fermer nos yeux dans des pièces remplies de plumes d’oiseaux pour mieux aimer van Gogh ou Goya comme nous aimerons mieux l’Ukraine ou Gaza, toute cette mousse de langages et de souffrances à bercer doucement – voilà ce que nous restons capables de supporter pour tenir encore un moment nos petits enfants par la main.