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Médecin, le cœur sur la main

Portrait de Françoise Thomé.
© Olivier Vogelsang

«J’ai exercé le plus beau métier du monde. Mon livre, c’est la cerise sur le gâteau», déclare Françoise Thomé.

Après 35 ans de médecine, Françoise Thomé a laissé tomber le stéthoscope pour la plume. Dans "Patient’Elles", elle rend hommage aux "femmes ordinaires, extraordinaires"

Il y a quatre ans, Françoise Thomé quittait son cabinet de médecine interne générale dans la Cité Nouvelle d’Onex, la banlieue genevoise de son enfance, pour prendre sa retraite. Au fil des ans, elle a accueilli – dans son «hôpital de campagne», comme elle aime à l’appeler – une population majoritairement issue de la classe ouvrière, de la migration, des milieux homosexuels, toxicomanes, de la rue… «Surtout des femmes et leur mari, ainsi que beaucoup d’hommes gays, car lors de ma formation, je m’étais entre autres spécialisée dans le sida», souligne-t-elle, attablée dans un café des Grottes, quartier de sa naissance. Elle recevait aussi bon nombre de travailleuses sans papiers, à qui elle conseillait de s’affilier à une assurance maladie, sésame pour obtenir un permis lors de l’opération Papyrus. «Pour les femmes migrantes, qui avaient tout perdu, je faisais comme partie de leur famille. J’étais leur sœur, leur fille, leur mère... même si je n’ai jamais accepté une seule invitation en privé. Par contre, dans mon cabinet, elles m’amenaient des plats aux goûts extraordinaires: des croustades, des samosas, des mezzés, de la purée de plantain, des rouleaux de printemps… Ainsi que des kilos de fruits et de légumes des jardins familiaux.»

Harcèlements sexuels

Toujours vêtue de chemises colorées confectionnées par une couturière africaine, Françoise Thomé s’est fait plus largement connaître par sa très longue tresse. Après ses études de médecine, elle a pratiqué dans les hôpitaux de La Chaux-de-Fonds, de Sion, de Monthey et de Genève. «Lorsqu’on était interne à l’époque, on travaillait entre 80 et 100 heures par semaine. On mangeait, on dormait, on vivait dans l’hôpital... Cette situation en vase clos favorisait les abus, comme à l’armée, dans les pensionnats ou les couvents. Je n’ai pas été touchée personnellement, mais nombre de mes collègues femmes étaient sous le joug de médecins tout-puissants. Certaines devaient «passer à la casserole» pour avoir la possibilité de se former… De surcroît, grader à l’armée était obligatoire pour accéder à un poste à responsabilité, dès lors inaccessible pour les femmes», souligne la féministe, militante du GSsA, qui ne mâche pas ses mots pour décrire les harcèlements sexuels omniprésents dans les hôpitaux. «Je pense qu’ils sont moins fréquents aujourd’hui. Néanmoins, le milieu reste très masculin. Les postes décisionnels sont encore et toujours aux mains des hommes, alors même que, durant les études, les femmes sont majoritaires.»

Dans les années 1990, au moment de la néolibéralisation générale touchant même le domaine de la santé, Françoise Thomé s’occupera aussi des plus démunis, à La Coulou. C’est à ce lieu d’accueil pour les sans-abris qu’elle a décidé de reverser ses droits d’autrice à la suite de la publication de son premier livre intitulé Patient’Elles, récits de femmes ordinaires, extraordinaires. Ce recueil relate les parcours de vie confiés par ses patientes au cours des consultations. Autant de souvenirs qui sont remontés à la surface lors de ses longues marches dans la nature. C’est justement en chemin pour le Tessin qu’elle apprend, avec émotion, que les Editions Favre vont la publier.

Médecine humaniste

Son livre contient un inventaire large, et pourtant non exhaustif, des violences subies par les femmes. Sans pathos, avec une écriture quasi chirurgicale – «chaque mot doit être essentiel», dit-elle –, l’autrice recrée des histoires de vie où douleurs et résilience sont intrinsèquement liées. Pour des raisons de secret médical, elle mélange les faits, mais ceux-ci sont tous véridiques.

«J’ai eu besoin de vider ma tête, de déposer sur le papier tout ce que j’ai entendu. Je me sens mieux maintenant, explique-t-elle. J’avais envie de leur donner une voix, de montrer leur force. Ces femmes ont trois ou quatre vies en une. Aucun homme ne supporterait ce qu’elles ont enduré!»

Françoise Thomé a aussi à cœur de défendre «une médecine humaniste de moins en moins pratiquée, celle qu’on n’apprend pas dans les études de médecine». Elle, c’est dans un dispensaire d’un village africain, au contact des femmes, qu’elle a réalisé l’importance de l’écoute. «Cela a orienté toute ma carrière. J’ai fui l’horizontalité des corps: les personnes couchées à la merci du personnel médical debout. J’ai décidé de faire de la médecine en face à face, dans une relation égalitaire.» Son apprentissage a ensuite continué au contact de ses patientes, au jour le jour. «Grâce à elles, j’ai rencontré la vie sous toutes ses facettes, celles qu’on occulte généralement, enfouies, car source d’angoisse et de honte. Pas étonnant que les corps parlent en tombant malades. Je crois avoir pratiqué l’art de la médecine en adaptant mes connaissances à chaque personne particulière, en écoutant le cœur, les mots, les esprits, et en utilisant tous mes sens. Le contact physique lors de la consultation se révèle très important. Souvent, auprès des personnes âgées ou seules, le médecin est le seul à les toucher. On sent alors que le corps se détend. Le contact et le temps sont fondamentaux. Or, aujourd’hui, tout est minuté, tout doit aller vite.» Françoise Thomé rêve d’un ralentissement, même si elle lance en riant: «Quand je marche, c’est le seul moment où je ne cours pas.»

En avril dernier, l’écologiste de longue date, notamment active dans les mouvements antinucléaires et pour la paix, a aussi participé à la Marche Bleue pour demander au Gouvernement suisse de respecter les Accords de Paris. Elle espère que la Loi climat sera acceptée le 18 juin prochain. Quant au 14 juin, elle participera aux manifestations genevoises, portant en elle toutes ces femmes au courage extraordinaire.