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Identité tibétaine, leçons de vie

A Mundgod, dans le sud de l'Inde, 16'000 réfugiés ont recréé un Tibet miniature. Rencontre avec une famille...

Cinquante ans après l'installation du Gouvernement tibétain en exil, à Dharamsala, au nord de l'Inde, plusieurs communautés de réfugiés ont trouvé asile dans ce pays. A Mundgod, dans le département de Karnataka, 16000 d'entre eux ont recréé un environnement où continue à battre le cœur du Tibet, au pied de deux imposants monastères bouddhistes. La famille de Norlha, 80 ans, y vit depuis 1968. Incursion dans ce foyer rassemblant quatre générations de Tibétains qui ne rêvent que de retour dans leur patrie et d'indépendance.

C'est un monde à part. Un îlot propre, paisible et ordonné où vivent quelque 16000 réfugiés Tibétains, dont 5000 moines bouddhistes. Dans le camp de Mundgod, structuré en neuf villages, continue à battre le cœur du Tibet, au rythme de rituels perpétués sans folklore. Dans le respect de traditions et coutumes maintenues avec d'autant plus de ferveur que la Chine, en envahissant le Tibet en 1950, a tout fait pour les réduire à néant. C'était sans compter sur l'attachement d'un peuple à sa philosophie de vie et à son chef spirituel, le Dalaï-Lama. Figure charismatique à laquelle se réfère constamment cette communauté homogène, à l'image de la famille de Norlha...

21 personnes sous le même toit
Slalomant entre les aspérités de la route, le chauffeur de rickshaw - un tricycle motorisé converti en taxi - gagne le village où habite Norlha. Sur le trajet, chiens errants, dont nombre d'éclopés, vaches et buffles ralentissent régulièrement sa course, alors que des moines, déambulant en grappe dans leur robe bordeaux, se rangent sur le côté. Au lendemain de la mousson, le paysage encore gorgé de pluie défile, vert et luxuriant. Ni déchets ni papiers gras. Dans le camp, les sacs plastiques sont interdits et les messages publics incitant la population à protéger l'environnement respectés. Suspendus à des arbres ou aux linteaux de temples, des drapeaux de prières chuchotent leurs invocations dans l'air chaud et humide. Guirlandes colorées à la mission protectrice et propices à l'élévation de l'esprit... Encore quelques centaines de mètres, le chauffeur bifurque. Sur un chemin de traverse se dresse la maison de Norlha et de sa famille. Une vaste ferme, rudimentaire, flanquée d'une étable, qui accueille 21 personnes. Quatre générations sous un même toit. Rien d'anormal pour les Tibétains, habitués à demeurer ensemble. Dans toutes les pièces ou presque, séparées par de simples pans de tissu, des autels garnis d'offrandes, des moulins à prières et l'odeur douceâtre des encens. Sec et alerte, Norlha, le doyen du clan âgé de 80 ans, est rentré des champs. A l'image de nombre d'habitants de Mundgod, il travaille la terre. Une activité pénible et guère lucrative mais sans comparaison avec les souffrances endurées au lendemain de son exil.

Convoi nocturne
Le thé au lait sucré servi, sous le regard bienveillant du Dalaï-Lama accroché au mur à côté d'un poster défraîchi de Lhassa, la capitale du Tibet, le livre des souvenirs s'ouvre. Par le biais d'une traductrice, Norlha raconte son histoire. Parfois en appuyant son récit de gestes. Toujours avec une sérénité et une dignité illuminant son visage.
Craignant la répression de l'armée chinoise, Norlha et sa famille ont fui le Tibet en 1961. «Des milliers de personnes ont été tuées» relate l'exilé qui a perdu nombre des siens dans le conflit. Accompagné de son épouse, de ses deux enfants, âgés respectivement de 4 et 6 ans et de quelques voisins, l'homme se dirige vers le Ladakh. Des yaks chargés des bagages accompagnent le convoi. Le voyage, à pied, durera 7 mois avec la peur, constante, d'être interceptés. «Pour limiter les risques, nous marchions la nuit et dormions le jour.» Heureusement, le fugitif connaît bien la route. Nomade à cette époque, éleveur d'animaux, il faisait du troc à la frontière indo-népalaise, échangeant du sel et de la laine contre du blé et de l'orge. Persuadé du caractère provisoire de son exil, Norlha cache, avant le départ, les biens de la famille - quelques bijoux et pierres précieuses - dans un rocher. Il n'emporte avec lui que le strict nécessaire, de la nourriture et des habits. Et une statue de Bouddha, cadeau de son père qui l'a lui-même hérité du sien. Un objet qu'il va chercher et montre avec déférence. Le seul qui lui reste de sa patrie. Un ange passe...

Tibet miniature
Au Ladakh, les conditions d'existence sont rudes. Norlha élève à la frontière des yaks, moutons, chèvres et quelques chevaux. Son activité prend toutefois brutalement fin suite à une avalanche emportant le troupeau. «30 bêtes ont péri sous la neige. Il ne me restait qu'une chèvre.» Le Tibétain s'engage alors comme manœuvre sur des chantiers, mais l'argent gagné ne suffit pas à nourrir les siens. Tous, à l'exception du fils cadet, doivent travailler et recourir ponctuellement à la mendicité. Une gifle à leur dignité. Mais le chef de famille garde courage. «Je le trouvais en regardant ma femme, mes enfants et en pensant à la gentillesse du Dalaï-Lama.» Sept ans s'écoulent avant que la famille ne s'installe à Mundgod, en 1968, sur un bout de terre forestière mise à disposition par le Gouvernement indien et où 200 personnes ont alors déjà trouvé refuge, résidant sous des tentes.
Les nouveaux venus participent à l'abattage des arbres, la construction de maisons, aux cultures... Le climat tropical, entre mousson et canicule, emporte les plus fragiles. «Maladies de la peau, malaria, épidémies... Beaucoup sont morts» se souvient Norlha. Au fil des ans, le camp de fortune ancre ses destinées dans la pierre. Aujourd'hui, c'est un Tibet miniature bien organisé, vivant plus ou moins en autonomie, avec ses deux monastères, sa médecine traditionnelle et moderne, ses écoles - accueillant des étudiants jusqu'à 18 ans - ses hôpitaux, ses programmes télévisés retransmis de Dharamsala... Un Tibet qui ne remplacera jamais pourtant l'original dans le cœur de Norlha. «Je garde espoir de retourner dans ma patrie avant de mourir» lance le vieil homme qui nourrit aussi le rêve, dans sa prochaine vie - la réincarnation fait partie des croyances bouddhistes - de «renaître tibétain au Tibet»!


Sonya Mermoud



Leçons de vie

D'autres membres du clan s'expriment sur leur vécu et espoirs. Ni plaintes, ni rancœur...

Les yeux pétillants d'une bonté malicieuse, le visage encadré de deux tresses à peine argentées, Choeden, l'épouse de Norlha, rayonne. Et ni la douleur d'une ostéoporose qui la maintient pliée en deux, ni les aléas d'une existence difficile n'ont assombri son humeur. Bien au contraire. Sourire édenté aux lèvres, la réfugiée de 79 ans répond, amusée, aux questions. Et en élude plusieurs par un rire qui trahit timidité et pudeur.
Pas un mot ou presque sur son union avec Norlha, par exemple, un mariage arrangé, conformément à la coutume tibétaine d'antan. L'a-t-elle trouvé beau? Qu'a-t-elle ressenti à la première rencontre? «Quand il était jeune, peut-être...» rétorque Choeden à la première question, tout en ignorant la seconde et en ponctuant son silence d'un gloussement gêné. Economie de commentaires aussi sur sa vie au Tibet, la séparation avec ses parents demeurés au pays et l'exil au Ladakh. La réfugiée se contentera de relever qu'elle a connu beaucoup de souffrances dans le passé mais qu'après, à Mundgod, la vie s'est améliorée, «grâce à la gentillesse du Dalaï-Lama». Discrétion également de mise sur ses moments de bonheur. Tripatouillant son tablier - un accessoire porté sur la robe traditionnelle par les femmes mariées - elle esquive la demande. Mais précise quand même que le plus important, c'est la famille. «Une grande et belle famille où chacun prend soin de l'autre.» Comme la sienne... Et de laisser s'exprimer sa sagesse: «La colère est inutile. Je n'ai jamais été fâchée avec Dieu et continue à prier pour une vie future meilleure» conclut Choeden qui, chaque jour, durant 56 ans, a pratiqué la prostration. Des prosternations à Bouddha, ventre contre terre, qu'elle a effectuées «pour son destin», et en espérant se réincarner en être humain. Quant à savoir si elle voudrait, dans sa vie prochaine, avoir le même mari, elle pouffe de nouveau. «Je serais folle, dit-elle, tout en précisant que Norlha est un bon époux...»

«J'aurais voulu être enseignante»
Si Tsechoe Lamo, la fille de Norlha et de Choeden, a bien un regret, c'est celui de n'avoir pu fréquenter l'école. A 56 ans, cette mère de quatre enfants, qui compte maladroitement sur ses doigts pour tenter de calculer leur âge, souffre aujourd'hui encore de cette situation. «Je ne sais qu'écrire mon nom» relève Tsechoe en essuyant d'irrépressibles larmes. Et pour cause. Tsechoe a grandi au Ladakh et a dû travailler pour aider ses parents. «Je me souviens alors surtout de la faim. Nous n'avions rien à manger.» Unie à 19 ans à un homme qu'elle n'a pas choisi, la Tibétaine a depuis consacré sa vie à la famille, au travail des champs, et à la vente, plusieurs mois par année, de pulls et de jaquettes hors de Mundgod. Une activité fréquente dans les rangs des réfugiés qui ne parviennent souvent pas à survivre avec les seuls emplois dans le camp. Autant dire que Tsechoe n'a guère pu influer sur son existence. «Pour l'époux, c'était la tradition. Aujourd'hui, les mentalités changent. Et puis, mon mari est bon, pacifique. Quant au reste, c'est mon karma. Il n'y a pas de tristesse à avoir» affirme résignée cette femme qui ne se souvient pas de la date de son mariage, et à peine de la cérémonie. «Nous étions très pauvres. Nous n'avions pas fait de célébration spéciale» se justifie cette mère de famille qui aurait aimé devenir enseignante... Et mise désormais sur une vie meilleure pour ses enfants, dans la pure tradition tibétaine, mais sans intervenir dans leur choix d'un compagnon.

Question de partage
Aidé d'ouvriers, Karma Dhondup, le fils de Tsechoe, est venu chercher la récolte de riz de la famille. Agé de 34 ans, l'homme est responsable de la coopérative de fermiers de Mundgod, forte de 3800 membres. Une association remplissant différentes missions: gestion de la vente des céréales, prêt d'argent à ses adhérents à des taux privilégiés, aide aux travailleurs en cas de mauvaises récoltes... «Mon travail comporte un important volet social. Il entre ainsi dans les préceptes bouddhistes. J'ai eu la chance de pouvoir suivre des études gratuitement. A mon tour de faire quelque chose pour les autres» déclare Karma Dhondup, titulaire d'un diplôme de management décroché à Bangalore. Si le Tibétain, marié et père de trois enfants, ne connaît sa patrie d'origine qu'à travers les témoignages de la parenté, il demeure très attaché à ses racines. Et à la vie de famille élargie. «C'est un choix de rester tous ensemble, une manière propice à l'entraide et au partage et un bon moyen de maintenir nos traditions vivantes» relève Karma avant d'ajouter. «Tôt ou tard, le Tibet sera autonome. J'espère que mes enfants au moins le verront.»


SM

 

 

Parole aux enfants...

«Le Tibet, je sais où c'est. C'est très loin. Je sais aussi que les Chinois ont des armes.» Du haut de ses 5 ans, Tenzin, le fils aîné de Karma, a déjà une certaine conscience de ses origines. Et de l'importance du bouddhisme dans l'existence. Ce matin, il a accompagné son père au temple, agité les moulins à prières et «salué le Dieu» avant de se rendre à l'école. «J'ai appris le nom des parties du corps en tibétain», relève le gamin tout en maintenant entre le pouce et l'index un insecte qu'il vient de capturer. Un cours intéressant? «Oui mais ce que je préfère à l'école, c'est le dîner et, à la maison, regarder la télé.» Et le Dalaï-Lama, en a-t-il entendu parler? «Bien sûr, c'est un lama. Pas un moine. Le moine, c'est mon oncle...»
Tenzin Yangchen, sa cousine de 15 ans, fait figure d'adolescente bien sage. Son but dans la vie? Etre une bonne fille, en d'autres termes suivre les conseils et les règles de ses parents. Des propos dictés par la présence de son père, à proximité? Interrogée sur la possibilité de choisir son futur mari, la jeune fille baisse en tout cas la voix, tout en décrochant un regard furtif à son géniteur. «Oui, c'est désormais faisable.» A un étranger aussi? «Moi, je ne le souhaite pas» répond-elle du tac au tac. Une attitude qui n'a rien de surprenant, les mariages mixtes demeurant très rares dans la communauté. Et que lui inspire le Tibet? «Nous avons perdu notre liberté, notre pays. Il nous faut étudier dur pour les reconquérir. C'est à travers l'éducation qu'on y parviendra.» Un discours qui sent un peu la leçon apprise... Mais en même temps les distractions au camp sont inexistantes. Discothèque et fêtes le soir sont interdites. Tenzin passe son temps libre à faire ses devoirs - elle aimerait bien devenir biologiste - et aider au ménage. Autant dire que les rêves n'ont pas encore été mis à l'épreuve de tous les possibles... Et que tôt ou tard se posera la question de perspectives professionnelles meilleures, hors de Mundgod, où elles restent modestes en miroir avec celle de la loyauté à la communauté. Tenzin veut poursuivre ses études en ville, mais promet qu'elle reviendra.


SM


Photos Bertrand Cottet/Strates

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