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Un pont entre les cultures

Portrait de Samson Yemane, à l'arrière-plan un rassemblement pacifique antiraciste.
© Olivier Vogelsang

Samson Yemane a coorganisé un rassemblement antiraciste pacifique à Lausanne le 13 juin.

Erythréen et Suisse, Samson Yemane s’engage pour les droits humains

Il avait seulement 9 ans, lorsqu’un matin de 2002, sa vie a basculé. A Asmara, capitale de l’Erythrée, Samson s’est réveillé comme d’habitude pour se rendre à l’école. Or, ce jour-là, son exil a commencé. «Mes parents ont été très engagés dans la démocratisation du pays dès l’indépendance en 1993. Avec l’avènement du système totalitaire et les emprisonnements de l’élite démocrate dont ils faisaient partie, ils n’ont eu à ce moment d’autre choix que de fuir», explique Samson Yemane, aujourd’hui étudiant en sciences politiques et collaborateur à l’Organisation suisse d’aide aux réfugiés (OSAR). «Mon père, ma mère, mon frère de 7 ans et ma petite sœur âgée de quelques mois, nous avons vécu dix mois au Soudan, où nous avons tenté de prendre l’avion pour la Suède où vivent certains membres de notre famille. Mais les douaniers ont reconnu mon père qui était alors recherché. Nous avons dû les soudoyer pour sortir libres de l’aéroport.» S’ensuit alors une très longue et douloureuse traversée du désert libyen. «Nous étions une centaine répartis dans quatre voitures, mais trois d’entre elles sont tombées en panne. Seuls ceux qui pouvaient encore payer ont pu monter dans la dernière. Nous avions de l’argent, mes parents ont pu aider quelques autres migrants, mais environ 80 personnes sont restées là, dans le désert», explique-t-il avec un calme impressionnant et la conviction que témoigner est essentiel pour changer le monde.

La mort dans le désert

Tout au long de la piste, des cadavres. «Chacun connaît les risques en entrant dans le désert. Pour la majorité des habitants de cette terre, la mort est omniprésente: chaque jour, on se demande si on sera vivant demain. En Suisse, on vit dans un monde abstrait, très particulier», explique, avec recul, celui qui a enrichi sa réflexion au fil de ses études et de ses expériences. Il précise:«Mon père a perdu une jambe pendant la guerre d’indépendance. La brutalité, il l’a connaissait déjà. A l’école, on nous parlait de cette histoire. Nous étions préparés très jeunes à affronter la mort. Ici, on vit dans un confort et des possibilités qui me font dire que la Suisse est un paradis réel. Même si cela n’empêche pas les gens d’être malheureux.»

Après un mois et demi dans le désert, les deux jours en mer, malgré des conditions inhumaines, lui apparaissent comme deux heures. «C’était la dernière ligne droite pour l’Europe, c’est-à-dire pour la liberté et la paix. Je me souviens d’une très forte solidarité, de très peu de mots, de quelques chants.» De la Sicile, la famille Yemane arrive à rejoindre sa famille en Suède. Mais les accords de Dublin les obligent à un retour en Italie. «Les conditions d’accueil y étaient déjà mauvaises. Nous n’allions pas à l’école», se souvient Samson Yemane. La famille trouve finalement refuge en Suisse (pas encore signataire des accords).

Après trois ans d’instabilité, une nouvelle vie s’ouvre enfin pour l’adolescent. Sa scolarité n’est pas aisée. Mais fort de son désir de comprendre le monde et de sa volonté, héritage de ses parents militants et féministes, il entre à l’université. «J’ai choisi sciences politiques pour saisir la politique migratoire, le capitalisme, les inégalités sociales, les rapports de domination…»

Les droits humains en étendard

Au fil de ses études, il devient foncièrement anticapitaliste, et s’engage pour les droits des migrants, et plus largement pour les droits humains. Cofondateur récemment du Collectif des associations afro-descendantes de Suisse romande, il a coorganisé la mobilisation du 13 juin à Lausanne en mémoire des victimes de discriminations raciales. Par solidarité, car il n’a jamais été confronté personnellement ni au racisme ni aux violences policières en Suisse. «Plus généralement, la communauté érythréenne est peu touchée, car très discrète et guère présente dans l’espace public», explique-t-il. Pour informer et soutenir les nouveaux arrivants de sa terre d’origine, il a cocréé en 2018 une association suisso-érythréenne baptisée Gezana.

Depuis 2017, la fin de la reconnaissance de la désertion comme motif d’asile a eu pour conséquence une précarisation des migrants érythréens. «Le service militaire est pourtant toujours à durée indéterminée et la dictature n’est pas prête à accepter leur retour sous la contrainte. Ce sont autant de personnes qui se retrouvent à l’aide d’urgence, statut qui génère son lot de dépressions et de suicides. Je connais une femme érythréenne qui a été traitée de menteuse, car il y avait des incohérences entre les deux entretiens menés par le Secrétariat d’Etat aux migrations. Alors qu’elle a été violée en Lybie et dans un camp de réfugiés. C’est d’une violence inouïe», dénonce Samson Yemane. Plus largement, celui-ci veut rappeler que les raisons politiques, économiques et climatiques poussant à l’exil sont étroitement liées. «Or, l’Europe avec sa politique de sécurisation antimigration nie cette réalité, en faisant encore la distinction entre bons et mauvais réfugiés de façon simplifiée. Pire, certains acteurs politiques utilisent les réfugiés comme des boucs émissaires.»

Le jeune homme n’a que 26 ans. Et malgré la dureté de son existence et son analyse lucide de la marche du monde, il croit encore en une politique d’asile plus humaine, à la chute de la dictature dans son pays et en la fin du racisme, le partage et la curiosité de l’autre comme antidote.