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Les biocarburants affameront-ils les pauvres ?

L'utilisation de biocarburants fait monter les prix d'aliments de base. Des ONG suisses feront campagne pour un moratoire

Le scénario est digne des cauchemars utopiques de Georges Orwell ou d'Aldous Huxley: une partie du monde qui, pour satisfaire ses besoins de mobilité, affame les pauvres d'autres régions en transformant la nourriture en combustible. Le comble: elle le fait au nom de l'écologie! Si la vision fait froid dans le dos, elle pourrait devenir réalité. La production de carburants issus d'huiles végétales ou de céréales - considérée à tort comme écologique, selon de nombreux experts - croît à grande vitesse et fait parfois exploser le prix de ces denrées sur les marchés internationaux. C'est le cas du maïs, utilisé pour la production du bioéthanol, par les Etats-Unis principalement: «En février 2007, le Mexique a connu des émeutes suite à l'augmentation du prix de la tortilla, tirée du maïs, de plus de 400%, touchant gravement les populations les plus démunies pour lesquelles cet aliment de base représente jusqu'à 45% des dépenses familiales», indique Jean Ziegler, rapporteur des Nations Unies sur le droit à l'alimentation.

Pour un moratoire
Le sociologue genevois a dénoncé cette réalité pernicieuse devant les Etats membres de l'ONU réunis en octobre dernier à New York où il a présenté un rapport sur cette problématique. De nombreuses organisations non gouvernementales (ONG) internationales avaient déjà tiré la sonnette d'alarme. C'est aujourd'hui le tour de leurs homologues helvétiques, qui vont lancer prochainement une campagne pour que la Suisse soutienne aux Nations Unies le moratoire de 5 ans proposé par Jean Ziegler. Une quinzaine d'entre elles - dont Swissaid, Alliance Sud et le mouvement paysan Uniterre - réunies à Lausanne la semaine dernière vont adresser prochainement une lettre en ce sens à Micheline Calmy-Rey, la ministre suisse des Affaires étrangères.
Resté à l'écart pour l'instant, le WWF s'oppose cependant à l'idée d'un moratoire, mais réclame des labels, qui devraient certifier que les plantations destinées aux biocarburants respectent les normes sociales et environnementales. Un groupe de travail, réuni à l'initiative de l'Ecole polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL), planche actuellement sur la constitution d'un label, avec la participation de représentants de l'industrie pétrolière.
Mais, pour plusieurs ONG suisses, ce type de régulation se révèle grandement insuffisante. Ni le WWF, ni aucune autre organisation n'auraient les moyens de contrôler le respect des normes. Sans compter que de nombreux consommateurs ne se soucieront guère de la présence du label lors de l'achat, comme c'est le cas avec les étiquetages «bio» actuels: «Sur le marché global, les labels ne représenteront qu'une petite partie des ventes pour une minorité de consommateurs les plus conscients», relève Tina Goethe, responsable de la question de la souveraineté alimentaire pour Swissaid.

Effet sur le climat?
Mais le WWF souhaite promouvoir les biocarburants pour lutter contre le réchauffement climatique. L'organisation estime que les combustibles issus des cultures engendrent moins de gaz à effet de serre que le pétrole s'ils sont produits dans de bonnes conditions. Une affirmation sujette à caution car plusieurs études sérieuses montrent que ce n'est pas nécessairement le cas, assure Tina Goethe. De plus, ce sont justement les conditions de production qui posent le plus problème, surtout dans les pays du Sud. Le pétrole pourrait même au final s'avérer plus favorable au climat que les agrocarburants, selon Eric Holtz Gimenez, directeur de l'ONG Food first: «Les réductions limitées d'émission de gaz à effet de serre sont annulées par celles beaucoup plus importantes dues à la déforestation, aux incendies, aux drainages des zones humides, aux pratiques culturales et aux pertes de carbone du sol», explique le militant dans un article publié par Le Monde diplomatique.

Des «bio» pas écolos
Quant au bilan écologique global, il est plutôt incertain, voire très négatif comparé au pétrole selon les sources. Epandages d'engrais et de pesticides à hautes doses, érosion des sols, utilisation de très grandes quantités d'eau et disparition des forêts sont quelques-unes des réalités qui apparaissent lorsqu'un bilan écologique des agrocarburants est établi: «En Indonésie, c'est effrayant, des forêts entières ont été rasées pour produire de l'huile de palme, qui sert à la fabrication du biodiesel», explique Christophe Golay, chercheur sur le droit à l'alimentation à l'Institut des hautes études internationales et du développement, et collaborateur de Jean Ziegler.

Expulser les paysans
En outre, les monocultures à large échelle employées pour fabriquer les biocarburants, telles que celles de maïs, de soja, ou de canne à sucre, provoqueraient la disparition de petits paysans dans les pays du Sud. La production de ces cultures est en général l'apanage de grandes sociétés agro-industrielles qui s'étendent sur les terres des petits exploitants ou des peuples indigènes avec la complicité des gouvernements. Des expulsions ont notamment eu lieu au Brésil, en Colombie, en Argentine, au Paraguay et en Indonésie, note Jean Ziegler dans son rapport.

Cultures européennes insuffisantes
Certes, produire des cultures destinées aux biocarburants est possible dans les pays industrialisés du Nord. Les Etats-Unis sont l'un des principaux producteurs d'éthanol grâce au maïs et la Suisse utilise du colza pour fabriquer du biodiesel. Mais ces cultures ne seront jamais suffisantes pour atteindre les objectifs que l'Union européenne et les Etats-Unis se sont assignés en matière de biocarburants. «On a calculé qu'il faudrait que l'Europe consacre 70% de ses terres arables à la production d'agrocarburants pour répondre à ces objectifs», assure Jean Ziegler. L'Union européenne s'est en effet fixée pour but de satisfaire 10% de ses besoins en pétrole avec des agrocarburants. Une ambition aujourd'hui soutenue par le WWF au niveau européen.
Dans ce contexte, l'adoption d'un moratoire par les Nations Unies est loin d'être gagnée. Cinq ans de pause dans le processus permettraient de développer une seconde génération de biocarburants, issus de déchets agricoles et de végétaux non alimentaires (voir ci-dessous), qui poserait nettement moins de problèmes, espère le rapporteur sur le droit à l'alimentation. En mars prochain, la Bolivie, acquise à la cause, présentera en ce sens une résolution devant l'assemblée générale de l'ONU. Jean Ziegler se veut résolument optimiste: «La prise de conscience opère très vite. La société civile se mobilise. Une majorité d'Etats pourrait se dessiner.»

Christophe Koessler



Essence «bio», 2e chance...

Transformer de la nourriture en carburant pourrait donc nous mener tout droit à la catastrophe. N'y aurait-il pas un autre moyen d'en fabriquer? Si, voici les biocarburants de deuxième génération. Produits à partir de déchets agricoles et de résidus de cultures, ils n'occasionneraient pas de hausse des prix des aliments, ni d'autres effets indésirables: «Ainsi, loin de rivaliser avec l'agriculture, la production de biocarburants serait une activité complémentaire et ne détournerait pas de vastes quantités de vivres, de terres et de ressources en eau de la production alimentaire», affirme Jean Ziegler. Un moratoire de cinq ans sur les biocarburants donnerait le temps de développer cette technologie prometteuse et, peut-être, d'en assurer la rentabilité. Autre possibilité: se concentrer sur des cultures non vivrières, en particulier celles qui peuvent être cultivées dans les régions arides et semi-arides. Le jatropha paraît prometteur à cet égard. Cet arbuste, cultivable en région sèche, produit de larges graines oléagineuses qui pourraient servir à la production de biodiesel. Mais plusieurs ONG sont sceptiques: «Le jatropha, comme d'autres cultures, risque aussi d'entraîner l'expulsion des indigènes présents sur ces terres: des nomades y prélèvent leur nourriture. De l'eau sera sans nul doute utilisée pour les cultures. On sait que le rendement du jatropha est cinq fois supérieur lorsque les terres sont irriguées», prévoit Tina Goethe, de Swissaid. Au final, pour la militante, ce sont surtout nos modes de consommation qu'il s'agit de revoir, plutôt que de tenter de trouver à tout prix les moyens de les conserver. Comme le suggèrent certains analystes, l'attractivité des biocombustibles réside surtout dans le fait qu'ils pourraient prolonger l'économie fondée sur le pétrole. Mais à quel prix?

CK



Rouler au maïs et au colza

Il existe deux types de biocarburants*. Le bioéthanol: fabriqué à partir de céréales, de produits sucrés ou de féculents - maïs et canne à sucre principalement (blé, betterave sucrière, pomme de terre ou manioc sont d'autres sources possibles). Et le biodiesel: issu d'huiles végétales - extraites le plus généralement du soja, de la palme et du colza (arachides et noix de coco viennent ensuite). La production actuelle de bioéthanol est aujourd'hui dix fois plus importante que celle de biodiesel dans le monde. Ce bioéthanol est essentiellement tiré du maïs (aux Etats-Unis) et de la canne à sucre (au Brésil). Le Brésil, qui a produit plus de 12 millions de tonnes d'éthanol en 2006, a l'intention de devenir l'un des grands producteurs du marché mondial. L'Europe domine en revanche la production de biodiesel, confectionné grâce à l'huile de colza et de palme (importée principalement d'Inde et de Malaisie). Mais la Chine, la Colombie, l'Inde et la Thaïlande ont aussi commencé à en produire.
CK

*Source: rapport de Jean Ziegler à l'assemblée des Nations Unies, «Droit à l'alimentation», 22 août 2007.