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Le sous-traitant d’Uber Eats dans le collimateur de l’Etat

Action de 2019 avec une panacarte représentant un clown McDonald's hurlant "Halte au dumping salarial".
© Neil Labrador/archives

La pression syndicale porte ses fruits. En novembre 2018, peu après l’arrivée de Uber Eats en Suisse, une action était menée devant une enseigne de McDonald’s à Genève pour exiger que les livreurs de repas soient soumis à la CCT de l’hôtellerie-restauration. La décision de l’Office de l’emploi va dans ce sens, la location de services se référant aux conditions de la branche.

L’Office cantonal de l’emploi de Genève veut soumettre la société Chaskis à la location de services, qui offrirait de meilleures conditions d’embauche aux livreurs

Le Canton de Genève ne se contente pas de réguler l’activité de transport de personnes d’Uber, le volet livraison de repas n’est pas oublié. Rappelons que, depuis deux ans, la multinationale californienne est tenue de salarier ses livreurs genevois Uber Eats, qui ne sont donc plus payés à la minute et qui bénéficient du salaire minimum cantonal de 23,27 francs l’heure. Uber a confié à la société Chaskis le soin de recruter les livreurs. L’Office cantonal de l’emploi (OCE) a récemment pris la décision de soumettre ce sous-traitant à la location de services, comme l’a souligné un article de 20 Minutes. Ce statut implique pour Chaskis SA un certain nombre d’obligations, notamment celle de requérir une autorisation auprès du canton, mais aussi celle d’appliquer la Convention collective de travail (CCT) de la branche.

La CCT location de services stipule qu’en ce qui concerne le salaire et le temps de travail, ce sont les dispositions de la CCT de l’entreprise ou de la branche, si elles existent, qui doivent s’appliquer. Chaskis est bien signataire d’une CCT, celle pour les coursiers à vélo et les services coursiers urbains concoctée par Syndicom. Mais pour Unia, c’est la Convention collective nationale de travail (CCNT) de l’hôtellerie-restauration qui doit être retenue. Le syndicat peut s’appuyer sur une expertise juridique réalisée l’année dernière par le professeur Kurt Pärli de l’Université de Bâle et sur la volonté de la commission paritaire de l’hôtellerie-restauration d’assujettir Uber Eats. L’enjeu est important pour les salariés. Si le salaire minimum genevois est plus élevé que la CCNT, celle-ci prévoit, contrairement à la CCT des coursiers, cinq semaines de vacances. Chaskis vient de créer une succursale dans le canton de Vaud et pourrait s’y développer à l’avenir; or, la CCNT accorde aussi un treizième salaire, qui pourrait bénéficier là aussi aux livreurs vaudois. «La CCNT est plus avantageuse pour les travailleurs que la CCT pour les coursiers. Surtout, la CCNT et la CCT location de services sont étendues et obligatoires avec, de fait, une valeur juridique, un appareil d’exécution et des contrôles», explique Roman Künzler. Pas étonnant dès lors pour le responsable de la branche transport et logistique à Unia que Chaskis ait déposé un recours contre la décision de l’OCE. «Cela montre bien que ces CCT sont meilleures pour les travailleurs, mais cela donne l’impression que cette entreprise ne veut pas se conformer aux minimaux légaux. A l’instar de Smood, qui fait tout pour ne pas appliquer la CCNT. Signer une CCT moins coûteuse pour les employeurs est une stratégie de dumping.»

Chaskis a obtenu auprès de la justice l’effet suspensif, son recours ne devrait être jugé que l’année prochaine. Il est probable que, suivant l’exemple d’Uber, la société fasse traîner la procédure jusqu’au Tribunal fédéral.

Chaskis, MITC, des sociétés de paille?

MITC pour les chauffeurs, Chaskis pour les livreurs… Pourquoi donc Uber passe par des sous-traitants pour embaucher les travailleurs? «Uber ne veut pas créer un précédent mondial en employant directement les chauffeurs et les livreurs. Il y a une volonté de ne pas appliquer les décisions du Tribunal fédéral reconnaissant le statut de salarié», répond Roman Künzler. Le responsable de la branche transport et logistique à Unia juge «inacceptable» d’externaliser les contrats de travail. «Ce modèle ressemble aux chaînes de sous-traitance sur les chantiers. Quand il y a un problème, il n’y a plus personne. Ces entreprises font des millions, elles ne paient pas aux travailleurs ce qu’elles leur doivent sachant que c’est une minorité d’entre eux qui iront réclamer aux Prud’hommes. C’est du dumping, une façon de détourner la loi, elles le savent bien, leurs procédures n’ont d’autre but que de gagner du temps et de jouer à cache-cache avec les autorités.»

L’utilisation de sociétés partenaires n’est pas nouveau pour Uber. En 2016, Unia avait animé des grèves de chauffeurs dans de telles entreprises. Le concurrent direct d’Uber Eats, Smood, a aussi longtemps opéré avec un sous-traitant, Simple Pay. D’autres branches du secteur tertiaire sont coutumières de la pratique, comme la logistique, si on songe que DPD Suisse réalisait jusqu’il y a peu l’ensemble de la distribution au travers de sociétés externes.

Des documents internes à Chaskis, que Le Temps a pu consulter, mettent sérieusement en doute l’indépendance de ces sociétés au capital limité. «J’ai été l’un des hommes de paille: manipulé, patron de rien, payé au lance-pierres, à qui on fait porter le chapeau en lui faisant apprendre sa leçon pour qu’il serve des mensonges aux autorités et aux employés», écrit, dans un courrier, un directeur démissionnaire de Chaskis. Il ne fait guère de doute que la conduite opérationnelle de ces sociétés est totalement entre les mains des donneurs d’ordre.

L’action syndicale permet tout de même d’obtenir des résultats, comme le fait remarquer Roman Künzler: «Outre les décisions prises pour Uber et Uber Eats à Genève, il faut noter qu’il n'y a plus de travail sur appel chez Smood et que la grande majorité des chauffeurs DPD de Genève et de Lausanne ont désormais des contrats, ils ne sont plus salariés de sous-traitants. Tout cela ne serait jamais arrivé sans la mobilisation syndicale.» JB

La balle est dans le camp des chauffeurs

Environ un mois après l’annonce du Département de l’économie et de l’emploi genevois sur Uber et sa mise en conformité avec le passé, où en est le dossier? Entretien

Les autorités cantonales ont tranché le 18 novembre. La multinationale californienne Uber devra poser 35,4 millions de francs sur la table, dont 4,6 millions à titre d'indemnités salaires et frais pour les chauffeurs, le reste étant destiné aux assurances sociales, dont la part salariés. Pour rappel, le montant est le même que celui que les chauffeurs avaient déjà refusé début octobre. Les calculs sont loin d’être bons, selon Unia et le Sit, ni sur la période ni sur le montant du salaire horaire. Des assemblées de chauffeurs ont, depuis, été convoquées. Quelles sont les suites à donner? Helena Verissimo de Freitas, secrétaire régionale adjointe d’Unia Genève, répond à nos questions.


Où en sommes-nous?

Aujourd’hui, nous sommes à un moment crucial du dossier. La proposition faite par Uber et validée par le département n’est pas satisfaisante pour le règlement du passé. Les chauffeurs sont devant un choix difficile: accepter une offre qui ne couvre pas du tout leur salaire et leurs frais ou s’engager dans un long combat juridique au Tribunal des prud’hommes. Les chauffeurs suivent la procédure mise en place. Nous les accompagnons dans les démarches qui doivent être faites par Uber et les chauffeurs, qui ont plusieurs délais à respecter. D’ici au 31 décembre, ces derniers recevront notamment le montant de l’indemnisation forfaitaire, les bases de calcul et les conditions d’octroi. Ils auront ensuite jusqu’au 31 janvier 2023 pour se prononcer: soit ils acceptent le montant de l’indemnisation et, dans ce cas, Uber aura jusqu’au 28 février pour verser les indemnités, soit ils refusent et vont de l’avant avec des actions en justice.

Y a-t-il encore une marge de manœuvre en ce qui concerne le passif?

Pour le passé, c’est scellé. Soit les chauffeurs acceptent la proposition d’Uber, soit ils vont au Tribunal des prud’hommes. Il n’y a pas d’autre alternative hormis de faire une grève unie et de longue haleine.

Quid des conditions actuelles et futures des chauffeurs employés via MITC?

Concernant l’avenir, les syndicats ne sont pas intégrés au processus. Nous savons que le Département de l’économie et de l’emploi procède à des contrôles. Aujourd’hui, les chauffeurs sont très mécontents avec les conditions proposées par MITC qui ne sont effectivement pas correctes sur beaucoup de points. Par exemple, le temps d’attente n’est toujours pas rémunéré. Le Canton doit être plus rapide et soumettre MITC à la Loi sur la location de services, qui interdit le travail sur appel, et donc à la CCT, qui est une protection importante pour les travailleurs et les travailleuses des plateformes.

La presse locale a relayé l’entrée en jeu d'une nouvelle société, Chaskis Rides, qui s'annonce comme un concurrent de MITC et qui pourrait aussi «employer» des chauffeurs Uber. Qu’est-ce qu’Unia en pense?

Des sociétés comme Uber ou Smood n’arrêtent pas d’inspirer la création de ce genre de structures afin de se déresponsabiliser et de continuer l’exploitation des travailleurs. Les cantons ont les clés en main pour prendre rapidement des décisions pour exécuter la loi et forcer ces sociétés au moins à payer tout le temps de travail. Nous ne lâcherons pas et continuerons le combat.

Propos recueillis par Manon Todesco.

Témoignage - «Prêt à me battre jusqu’au bout»

Philippe Frezier, ancien chauffeur Uber: «J’attends de voir ce qu’Uber va me proposer. J’ai commencé à travailler pour eux fin 2016. L’indemnité sera calculée entre 2019 et 2021, mais le prix du kilomètre est passé de 11 à 25 centimes. Pour moi, une enveloppe de 20000 francs serait acceptable. Si on est loin de ce montant, j’ai un dossier complet qui pourrait sans doute me permettre d’obtenir plus aux Prud’hommes. En tout cas, je suis prêt à me battre jusqu’au bout.

Ce qui est sûr, c’est que je ne reviendrai pas. Un ami, employé par MITC, m’a encore raconté que sur un chiffre d’affaires de 800 francs effectué le week-end dernier, il ne lui reste que 400 francs. Moi, avec Uber, je faisais un chiffre d’affaires d’environ 5000 francs par mois pour 45 heures par semaine. Cela veut dire qu’avec MITC, j’empocherais à peine 2500 francs, sans compter les frais d’essence et d’entretien: c’est totalement inconcevable pour moi!» MT

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