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Le pôle Nord en attraction

Portrait de Yvon Csonka.
© Thierry Porchet

Chauffeur de limousine à New York ou de motoneige au Canada, Yvon Csonka aime surtout la marche loin des sentiers battus.

Depuis une quarantaine d’années, l’anthropologue neuchâtelois Yvon Csonka se passionne pour les peuples du cercle polaire

«C’est par les yeux des autres qu’on découvre le monde qui nous entoure.» L’anthropologue Yvon Csonka s’adresse au photographe, devant la gare de Neuchâtel, qui le fait poser près de poteaux qu’il n’avait jamais remarqués auparavant. En cette journée où le sable du Sahara a franchi la Méditerranée, une idée l’a traversé en voyant le ciel ocre: à quoi peut ressembler un nuage atomique? Il pense à ses amis russes des villages sibériens, et à la suspension toute récente des travaux du conseil de l’Arctique – organisme qui réunit huit pays dont la Russie, des associations de peuples autochtones et des pays observateurs. Yvon Csonka y représente la Suisse dans son Groupe de travail sur le développement durable. Membre de la Commission suisse de recherche polaire, il collabore de surcroît régulièrement avec le Swiss Polar Institute. Sa carrière est dense, résolument tournée vers le Grand Nord, pour celui qui est pourtant né de l’autre côté du monde...

De l’Australie au Canada

Mais reprenons. Dans son appartement neuchâtelois décoré de peintures inuits, de peaux de phoque et de renne, Yvon Csonka raconte avec générosité et humilité son riche parcours. De père hongrois réfugié en Suisse et de mère vaudoise, il naît en Australie. Deux ans après, sa famille revient s’installer à Neuchâtel.

Après des études en sociologie – en attendant d’entrer dans une école de luthier qu’il ne commencera finalement jamais – et son école de recrue que le pacifiste détestera, il s’envole pour les Etats-Unis par goût de l’aventure. Sans date de retour, il restera trois ans à New York, où il travaille notamment comme chauffeur de limousine.
Fatigué des buildings, cet amoureux de nature revient en Suisse. Le jeune homme est alors engagé dans des fouilles archéologiques au bord du lac de Neuchâtel. Puis, obtient une bourse du Fonds national pour étudier entre Paris, Québec et un petit village Ahiarmiut, des Inuits du Canada. Il récolte des témoignages, reconstitue l’histoire de ce peuple. «C’est la partie la plus intéressante de ma vie, résume Yvon Csonka. Ce n’était pas facile, mais merveilleux.» Logé chez un couple âgé d’Inuits, l’étudiant apprend la langue et intègre les mœurs, comme ne pas sortir par temps de blizzard – sous peine de se perdre et de mourir de froid –; cligner brièvement et imperceptiblement des yeux pour dire oui; soulever légèrement le nez pour dire non; ou encore s’inviter chez les gens sans prévenir, ni dire bonjour, et se servir lui-même le thé amer à force d’être bouilli. «Les expressions de politesse n’existent pas, mais ils ont l’art de mettre les gens à l’aise en les impliquant dans leurs activités. La pire punition chez les Inuits, c’est d’ignorer quelqu’un. Ils ont un sens de l’humour extraordinaire, savent rire d’eux-mêmes, des autres et même des drames. Ils vivent l’instant présent, car la mort peut frapper à tout moment. Face à cet avenir incertain, ils ont tendance à ne pas s’attacher aux choses matérielles.» Sa logeuse, par exemple, dépensait souvent sa pension le jour même où elle la recevait en victuailles pour sa famille étendue ou en jouant aux cartes.

«Je lui faisais office de chauffeur avec ma motoneige quand elle allait voir ses amis. Elle me présentait comme son fils adoptif. Pour les Inuits, les relations familiales ne sont pas liées au sang seulement. Et je crois qu’elle était assez fière de pouvoir donner des ordres à un Blanc.» Il sourit, Yvon Csonka, lui qui s’est vu rebaptisé de plusieurs noms comme Hikhigjuaq (la grande marmotte) ou encore Qahalluaq. «Le nom est toujours relié à un ancêtre. C’est une protection spirituelle.»

De la Sibérie au Groenland

En 1991, son doctorat en poche, Yvon Csonka se voit proposer une expédition scientifique au nord-est de la Sibérie. C’est à cette occasion qu’il rencontre Olga, sa future épouse. Etudiante à Saint-Pétersbourg, elle vient de la Tchoukotka, vers le détroit de Béring. Le voyage s’arrêtera plus tôt que prévu, car leur navire est stoppé au moment du putsch contre Gorbatchev. Entre mutinerie, espionnage et rapatriement secret, ce voyage à lui seul mériterait un roman, dont un long chapitre se déroulerait dans le village d’éleveurs de rennes d’Olga.

Quelques mois plus tard, elle le rejoint en Suisse. Yvon Csonka travaille alors entre Neuchâtel, un site archéologique «extraordinaire» dans la Tchoukotka et Moscou. Ils se marient, leur fille Alissa naît, et la famille part s’installer au… Groenland. Il occupera la chaire d’anthropologie de l’unique université du pays pendant huit ans, ayant à cœur de former les jeunes Groenlandais et de leur laisser la place. «J’ai accompagné la première étudiante groenlandaise à obtenir un doctorat dans cette université. Elle m’a succédé, avant de devenir rectrice», explique-t-il avec un sentiment de mission accomplie.

Amoureux des paysages dénudés «le plus loin des routes carrossables», entre roche, glace et aurores boréales, l’anthropologue voyage aussi en Alaska et en Scandinavie, chez les Sami. «L’Arctique est comme un gros village, les gens s’y parlent beaucoup malgré les énormes distances. Ses habitants sont confrontés aux changements climatiques et à l’exploitation des matières premières. Mais aussi à la pauvreté, aux logements insalubres, aux problèmes de santé...»

Reste qu’Yvon Csonka pense que tradition et modernité peuvent cohabiter harmonieusement. «L’assimilation a été maximale au milieu du XXe siècle, avec les internats, la sédentarisation, les humiliations. Au Canada, le gouvernement tuait les huskies pour que les hommes n’aillent plus chasser! Dans les années 1970, il y a eu un sursaut, des revendications d’autonomie. Peu à peu, ils reprennent le contrôle de leur destinée et retrouvent leurs traditions qui, comme dans toutes les cultures, évoluent…»