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L’abeille, cette super-héroïne

Alain Lauritzen avec un de ses ruches.
© Thierry Porchet

Une colonie compte environ 20000 abeilles. Jusqu’à 30000 individus en été.

A l’aune des votations sur les pesticides le 13 juin prochain, rencontre avec un apiculteur passionné, Alain Lauritzen, et ses butineuses si essentielles à l’agriculture

Ses ruchers ont vue sur le Léman. Près de Savigny, en bordure de forêt, les champs offrent bombance aux dizaines de milliers d’abeilles d’Alain Lauritzen. Malgré le soleil, il fait frais en ce début mai. Et pourtant, en ouvrant la ruche, l’apiculteur est heureux de voir que la récolte est déjà copieuse. Vareuse sur la tête, il n’utilise ni gants ni enfumoir. «Je me fais piquer régulièrement, mais ce n’est pas grave», sourit celui qui soupèse un cadre de hausse. «Il doit déjà y avoir un kilo de miel fraîchement récolté, encore très humide. Cela devrait doubler d’ici au début ou à mi-juin, au moment de la première récolte.» Autour, les butineuses s’affairent, le pollen aux pattes et le nectar au chaud dans leur jabot, ce réservoir intermédiaire. L’abeille le régurgite ensuite, après l’avoir enrichi d’enzymes produites par ses glandes. A l’intérieur de la ruche, où vivent quelque 20000 individus, des ouvrières ventileuses battent des ailes pour extraire l’humidité du nectar.

«Je ne vais pas sortir de cadres de couvain, car il fait encore trop froid, et elles doivent maintenir la chaleur à 35 degrés», explique Alain Lauritzen, en retirant avec précaution un cadre du «grenier», soit la hausse, l’étage supérieur où les ouvrières stockent le miel. Une grille empêche la reine pondeuse, bien plus grosse que les ouvrières, de grimper pour y déposer ses œufs.

cellules de cire.
Les abeilles créent des cellules d’une symétrie absolue, avec un sens tout artistique. © Thierry Porchet.

 

Ponte sur mesure

La reine pond deux types d’œufs selon la grandeur des cellules créées par les ouvrières en fonction des besoins. Dans les plus grandes, des œufs non fécondés: les mâles. Appelés faux-bourdons, ils n’ont donc que la moitié des chromosomes. Dans les plus petites, les œufs fécondés: les femelles. Durant les trois premiers jours, toutes les larves sont nourries de gelée royale, puis les deux jours suivants d’une bouillie composée de pollen (apport protéinique), de nectar (sucres) et de sécrétions glandulaires.

Si le besoin d’une nouvelle reine se fait sentir – car un essaimage se prépare faute de place –, les ouvrières continuent de nourrir à la gelée royale deux ou trois autres larves pour en faire des couronnées. Celles-ci s’envoleront ensuite pour se faire féconder. Leur vol nuptial leur permet de remplir leur spermathèque – une réserve suffisante pour leur vie entière, dont la durée est estimée entre 3 et 6 ans. Les ouvrières, elles, vivent seulement de 5 à 6 semaines en été et environ 4 mois en hiver lorsqu’elles ne se fatiguent pas à accomplir leurs missions.

Cadre retiré de la ruche.
Les feuilles gaufrées sont confectionnées par l’apiculteur avec la cire recyclée des butineuses. Elles facilitent la construction des rayons à l'intérieur du cadre et le travail de l’apiculteur. © Thierry Porchet.

 

Une apiculture à petite échelle

Comme Alain Lauritzen, la plupart des apiculteurs suisses ont des petits ruchers. Lui a onze colonies, dont une dans son jardin à Mollie-Margot, à quelques kilomètres de là. Sa passion lui vient d’un apiculteur danois qu’il a rencontré à plusieurs reprises lors de voyages dans son pays d’origine. «Et puis, un jour, à force de m’entendre parler d’abeilles, mes enfants m’ont offert une ruche. Je n’avais plus le choix!» sourit l’ingénieur de métier, employé d’une société en biotech. Pour Alain Lauritzen, l’apiculture est une passion, coûteuse en termes de matériel et de temps. Dans la cave de sa maison, une pièce, la miellerie, est réservée à l’extraction du miel et un atelier lui permet de fabriquer ses propres feuilles gaufrées (composées de la cire de ses abeilles) qu’il intègre ensuite dans ses cadres. «Ce n’est pas si évident de trouver une cire propre, donc je préfère tout faire moi-même et fonctionner en circuit fermé», sourit l’apiculteur, qui a l’art du détail, également imposé par le label bio: au minimum 50% du périmètre autour des ruchers doit être bio, PER (prestations écologiques requises) ou non traité; les ruches en bois uniquement; le matériel pour l’extraction du miel en inox; les couvercles des bocaux sans PVC; la cire doit être pure; et le miel non récolté devrait permettre aux abeilles de passer l’hiver, sinon seul un sirop de sucre bio peut leur être donné.

Abeilles autour de leur ruche.
Pour fabriquer un kilo de miel, les abeilles auront parcouru une distance cumulée équivalente à 4 fois le tour de la Terre. © Thierry Porchet.

 

Un monde magique

Alain Lauritzen est conseiller apicole et s’occupe de la vulgarisation au sein du comité de la Fédération vaudoise des sociétés d'apiculture (FVA). Dithyrambique sur le monde fabuleux de l’abeille, il s’excuse de ne pouvoir s’arrêter de parler: «Dites-moi si je vais trop dans les détails!»

Mais justement, ce sont ses précisions qui montrent à quel point les butineuses sont des êtres dignes de la meilleure science-fiction. La colonie est, selon l’apiculteur, un superorganisme. Elle est à l'image d’un organe où chaque abeille tient le rôle d’une cellule aux superpouvoirs. «C’est un monde magique. Sans chef, 20000 habitantes s’autogèrent et s’organisent de manière méthodique. Chaque abeille travaille pour le bien de la colonie. La reine ne décide pas grand-chose. Elle pond jusqu’à 2000 œufs par jour. Sa cour la nourrit de gelée royale, explique-t-il. Elles ont aussi un système de communication unique.» Leur danse en forme d’infini (un huit couché) permet d’indiquer une source de nourriture en fonction de l’angle du soleil et de la distance. «Il faut s’imaginer que ces mouvements ont lieu dans le noir complet de la ruche», souligne Alain Lauritzen. C’est donc la vibration sur le cadre qui permet à ses camarades de comprendre où se trouve le lieu de butinage.

De surcroît, les abeilles vivent dans un autre espace-temps. «Elles ont deux yeux avec des milliers de facettes (ommatidies) qui voient le paysage qui défile et le temps que le paysage aura défilé, si je peux le dire ainsi. Ce qui leur permet d’évaluer la distance. Si elles volent sur un plan d’eau dont le contraste ne change pas, c’est beaucoup plus difficile pour elles et la distance communiquée sera erronée, précise le spécialiste. Ce qui est fascinant également, c’est à quel point elles rendent service aux êtres humains en leur donnant le miel, le pollen, la gelée royale, la propolis, la cire… Et, surtout, la pollinisation.»

Péril au rucher

«Le varroa est un acarien, à l'image de la tique, qui a été introduit accidentellement venant d’Asie. Il s'alimente du corps gras de l'abeille et est un vecteur de propagation de virus. Là-bas, les abeilles survivent assez bien avec. Ici, les colonies les plus faibles en meurent. Il s’agit de trouver un mécanisme de résistance pour vivre avec. On constate que certaines abeilles parviennent à identifier, grâce aux phéromones émises par les larves, celles infectées au sein des cellules fermées. Elles arrivent à les sortir, ce qui ralentit la propagation des varroas dans la colonie, explique Alain Lauritzen. On pourrait laisser faire la nature, mais l’évolution demande beaucoup trop de temps avec des résultats incertains. D’où les traitements utilisés. En bio, on emploie les acides formiques et oxaliques qui sont naturellement présents dans l'environnement et qui ne laissent pas de résidus.» Reste que le varroa continue à faire ses ravages. Il est la cause principale de la disparition annuelle de 15% à 20% des colonies d'abeilles. Et d’autres menaces sont dans l’air, tels le frelon asiatique et le petit coléoptère de la ruche. En plus des prédateurs, il y a bien sûr l’appauvrissement des ressources et l’utilisation des pesticides (lire ci-dessous).

Alain Lauritzen participe à l’étude fédérale «Agriculture et Pollinisateurs» pour évaluer les effets des mesures agricoles sur les pollinisateurs. Dans ce cadre, des agriculteurs vaudois, jurassiens et du Jura bernois testent des procédés agroécologiques et perçoivent des indemnités pour l'application de ces mesures. Parmi une dizaine de propositions pour améliorer la vie des abeilles domestiques et autres butineurs, Alain Lauritzen souligne l’importance de ne pas utiliser d'éclateur lors de la fauche de prairies. «L’avantage pour le paysan est d’économiser une journée de séchage quand la pluie guette. Mais aucun insecte n’en sort vivant.»


Pour une Suisse sans pesticides

Une petite route de campagne bucolique mène à Mollie-Margot, village de l’apiculteur Alain Lauritzen et de son épouse Murielle Kathari Lauritzen, présidente des Verts du district. Aux alentours des fermes, des banderoles clament: «2x Non aux initiatives phytos extrêmes». Le 13 juin prochain, deux initiatives «Pour une Suisse libre de pesticides de synthèse» et «Pour une eau potable propre» seront soumises au peuple. L’Union suisse des paysans (USP) s’y oppose. «Les entreprises agroalimentaires, comme Syngenta ou Bayer, manipulent les paysans, dénonce Murielle Kathari Lauritzen. Il y a une cinquantaine d’années, l’industrie du tabac nous disait aussi que fumer n’avait aucun impact sur la santé. Il est temps d’écouter la vraie science au lieu de rapports commandités par l’agrobusiness. L’éthique devrait passer avant les profits. D’ailleurs, la diminution des exploitations agricoles prouve bien que le système actuel n’est pas viable.» A ses côtés, Alain Lauritzen abonde: «On ne peut plus consommer quoi que ce soit sans trouver des traces de pesticides. De surcroît, le cumul et les effets cocktails sont peu étudiés. Alors qu’on sait que les produits utilisés il y a vingt ans sont encore dans nos sols. Même si on arrête tout maintenant, on n’en sera pas débarrassé. Plus d’un millier d’études prouvent la toxicité des pesticides sur les pollinisateurs.» L’apiculteur souligne les effets des néonicotinoïdes sur les abeilles: «Elles perdent leur sens de l’orientation. Et les mâles et les reines sont moins féconds. L’appauvrissement de l’environnement les fragilise aussi, car elles ont moins de ressources. Une agriculture qui favorise la biodiversité est donc essentielle. Ce n’est pas un principe de précaution, mais une nécessité pour sauvegarder la vie.»