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La militance en héritage

Portrait de Iara Heredia Lozar
© Thierry Porchet

Brésilienne, Espagnole et Suisse, Iara Heredia Lozar porte le Chili dans son cœur.

Caméra au poing, Iara Heredia Lozar donne la parole aux témoins du processus révolutionnaire chilien et rêve d’un autre monde

Enfant, elle voulait tuer Pinochet. Vingt ans plus tard, Iara Heredia Lozar a donné la parole aux migrants venus du Chili, et aux Suisses solidaires qui les ont accueillis (illégalement) dans un élan de solidarité exceptionnel. C’était son premier documentaire, La barque n’est pas pleine, coréalisé avec le cinéaste Daniel Wyss. Cinq ans plus tard, elle revient sur l’histoire du Chili au travers d’images d’archives et de témoignages, de celles et ceux qui ont cru en la révolution, avant que celle-ci ne soit piétinée le 11 septembre 1973 par une dictature sanguinaire. Son second documentaire, Me duele la memoria (La mémoire me fait mal), coréalisé avec Bastien Genoux, en collaboration avec l’historien Marc Gigase, vient de sortir. La première suisse du film a eu lieu au Cinéma CityClub de Pully en mars avec plus de 400 personnes. «Nous avons eu des retours magnifiques. Les gens étaient très touchés…» raconte-t-elle encore émue, à la terrasse du café de la Bossette à Lausanne.

Fruit de deux luttes

Ses deux films rendent hommage à son père, militant brésilien ayant fuit la dictature militaire pour trouver refuge dans le Chili d’Allende, avant de devoir s’exiler de nouveau, deux ans plus tard, outre-Atlantique. En Suisse, il a été l’un des réfugiés à être accueillis dans le premier contingent de quelque 250 personnes, avant que les portes officielles ne se ferment. Sa mère, elle, vient d’Espagne, militante de gauche pendant le régime de Franco. Ils se sont rencontrés à Lausanne et ont mis au monde Iara Heredia Lozar, digne héritière de leurs luttes sociales et politiques.

La petite fille grandit dans le quartier populaire lausannois de la Borde, immergée dans la diaspora espagnole et latino-américaine. Sa scolarité, elle la décrit comme problématique, même si elle réussira toutefois, après examen, à rejoindre l’Université. «L’accès aux études supérieures reste inégal en fonction de l’origine et des classes sociales. Le système est élitiste», analyse celle qui est depuis devenue professeure d’espagnol au gymnase, toujours sensible aux inégalités sociales, de classes et de genres.

Le Chili au cœur

Son attachement au Chili grandit avec elle, même si son père n’y a vécu que deux ans. Elle s’y rend la première fois à 13 ans, avec ses parents et son frère. Puis une deuxième fois, seule, avant d’y retourner pour recueillir des témoignages et concrétiser ses projets de documentaire. «Un pays très dur et très beau. Il n’y a pas eu de réparation pour les victimes, Pinochet étant mort dans son lit, de vieillesse, jamais jugé… L’histoire chilienne m’habite depuis toujours. J’avais besoin de raconter cette histoire. La désobéissance civile des personnes qui ont accueilli ces chiliens, ce mouvement extraordinaire d’Action place gratuite. Un accueil, une solidarité que l’on peut retrouver aujourd’hui, avec le Collectif R, par exemple, relève la réalisatrice engagée, pour qui le passé éclaire notre présent. Dans Me duele la memoria, j’ai voulu approfondir les motivations de ces militants, revenir sur ce moment essentiel dans l’histoire des luttes. Car cette expérience ouvre des possibles pour espérer changer les rapports de force, ce système qui ne fonctionne pas. Face à cette société injuste, patriarcale, capitaliste, c’est important de se rappeler qu’il y a d’autres voies.»

Des femmes

Dans ce documentaire, Iara Heredia Lozar donne une large place aux militantes, malgré les difficultés supplémentaires pour les trouver et les faire parler. «Les femmes sont toujours moins visibles dans l’histoire, et ont souvent plus de peine à prendre la parole dans l’espace public», regrette la féministe qui a aussi mis en lumière ces femmes de l’ombre des quartiers populaires qui brodaient les drames du pays sur des sacs de jute: les fameuses arpilleras, patchwork de rébellion. «En partant de la couture, ce domaine typiquement féminin et de l’ordre du domestique, elles dénonçaient les horreurs de la dictature. Le Vicariat de la solidarité envoyait ensuite ces œuvres à l’étranger pour les vendre. On en trouvait sur les stands des mouvements de résistance chiliens notamment à Lausanne.» En toute humilité, Iara Heredia Lozar aime mettre les autres en valeur, telle Myriam Rachmuth, la monteuse du film. «Le montage est souvent le fait des femmes; un travail invisible, et pourtant essentiel. Le cinéma reste un monde dominé par les hommes.» A noter encore que la musique de son documentaire est l’œuvre de trois artistes: Lucie Mauch, Malena Sardi et Maria de la Paz.

Iara Heredia Lozar a donné naissance à ce film quasi en même temps que son fils, il y a 15 mois. Fidèle à ses convictions, elle l’a appelé Themis, déesse grecque de la Justice. Preuve qu’elle n’est pas prête de baisser les armes. Elle évoque d’ailleurs l’histoire de sa famille maternelle, de son grand-oncle résistant assassiné, des fosses communes, de la répression qui hante encore ceux qui ont vécu sous Franco. Un autre projet en germe, pour éclairer le présent…

Mais pour l’heure, elle se prépare à faire grève avec ses collègues du gymnase de Nyon le 14 juin prochain, avant de manifester à Lausanne. «C’est merveilleux toutes ces énergies qui naissent pour cet événement. Il n’y a jamais eu de grands changements sociaux sans mobilisation collective. Et si, en Suisse, les inégalités sont discrètes, je dois dire que les militantes latino-américaines, qui arrivaient ici dans les années 1970, étaient choquées de savoir que les Suissesses venaient d’obtenir le droit de vote et n’avaient pas le droit à l’IVG.»

Projection de Me duele la memoria à Genève, le jeudi 6 juin à 18h, à l’Université ouvrière de Genève (UOG, place des Grottes 3) dans le cadre du programme «Desexil de l’exil» (exil-ciph.com). Suivie d’une table ronde avec Iara Heredia Lozar et Bastien Genoux, des militantes chiliennes Liliana Moran et Teresa Veloso, Hannes Reiser de Longo Maï, et de Jean Ziegler (entrée libre).