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«Jamais je n’aurais pensé vivre cela»

Portrait de Anna Andreeva.
© Olivier Vogelsang

«L’une de mes plus grandes peurs est de savoir ce qu’il va se passer une fois la guerre finie, pour nos deux communautés, russe et ukrainienne. Va-t-elle nous diviser?» s’inquiète Anna Andreeva.

Anna Andreeva, syndicaliste à l’IBB à Kiev d’origine russe, a fui l’Ukraine. Réfugiée à Genève, elle nous livre son témoignage sur son exil et la guerre en cours

Un mois après le début du conflit en Ukraine, on parle de 10 millions de déplacés, dont 4 millions à l’extérieur du pays. Anna Andreeva, syndicaliste de 40 ans à l’Internationale des travailleurs du Bois et du Bâtiment (IBB), est l’une d’entre eux. Le 28 février, elle a quitté Kiev et entamé un périple de 22 jours avec son fils et sa belle-mère pour finalement rejoindre Genève, où se trouve le siège de l’IBB. Son mari, Vasyl Andreyev, le président du syndicat des travailleurs de la construction et des matériaux de construction d'Ukraine (PROFBUD), est toujours sur place. Originaire de Saint-Pétersbourg, elle avait quitté la Russie en 2012 pour s’installer dans la capitale ukrainienne par amour. Aujourd’hui, son seul souhait est que cette guerre injuste prenne fin. Entretien.


Quand avez-vous su qu’il fallait partir?

Nous avons quitté Kiev quatre jours après le début de la guerre, quand les bombardements et les explosions ont commencé à se rapprocher. Je suis partie en voiture avec mon fils, Gherman, 4 ans, et la mère de mon mari. Quitter le pays nous a pris deux jours, car les checkpoints sont nombreux et les contrôles très pointilleux. Nous avons rejoint la Moldavie, puis la Roumanie et, ensuite, j’ai laissé ma voiture pour prendre l’avion et rejoindre Genève, 22 jours après. Mon mari, lui, est parti à l’ouest du pays, à Lviv, à 700 km de chez nous. Nous avons raconté à notre fils que tout cela était un jeu: que nous devions partir à la découverte de plusieurs nouveaux endroits pendant que les hommes restaient pour s’entraîner. Il a réclamé de rentrer à la maison, mais on lui a dit que tout cela faisait partie du jeu. C’est dur, mais c’est la seule chose qu’on a trouvé pour le préserver. Il a entendu des bombardements et vu des militaires lourdement armés, mais rien de plus. Quelques jours après notre départ, une bombe tombait à 200 mètres de chez nous, coupant l’arrivée de gaz, et donc le chauffage, dans tout notre quartier.

Qu’avez-vous emporté avec vous?

J’ai eu le luxe de partir avec ma voiture, donc en plus des vêtements, j’ai pu prendre des objets auxquels je tenais: des photos, des peintures, des souvenirs de mes parents, des jouets que ma mère avait fabriqués pour mon fils… Le reste, je pourrai le racheter au fil du temps. Mais il est vrai que beaucoup de femmes ont quitté le pays avec seulement quelques affaires, car nous pensions tous que ce serait l’histoire de quelques jours, et que les choses reviendraient vite à la normale. Jusqu’à la dernière minute, nous ne pensions pas que ça allait prendre une telle ampleur. D’ailleurs, j’ai toujours du mal à réaliser.

Comment va votre mari?

Aussi bien que possible. Nous avons la chance de pouvoir nous parler souvent, car la connexion est maintenue à Lviv. Il est en vie et en sécurité, c’est tout ce qui compte. Les hommes ne sont pas autorisés à quitter le pays, c’est la loi. Lui n’ayant pas fait son service militaire, il n’a pas été réquisitionné pour aller au combat. Son travail de syndicaliste s’est transformé en travail humanitaire: il vient en aide à la population pour trouver un toit pour dormir, de quoi manger, etc. C’est ce que tous les syndicats font actuellement: leurs sièges ont été déplacés de Kiev à Lviv et leur mission est devenue humanitaire.

Comment voyez-vous votre avenir proche?

Je vis au jour le jour, je ne fais aucun plan sur le long terme. Nous attendons nos permis S, cela prend un peu plus de temps que prévu. La priorité sera ensuite de quitter notre hôtel pour trouver un appartement, inscrire mon fils à l’école ici et voir comment la situation évolue. Tout ce que je sais, c’est que je ne veux pas revivre ça, donc je ne rentrerai pas à Kiev tant que la situation sur place n’est pas sûre à 100% pour ma famille. Quant à mon travail (Anna Andreeva est en charge des campagnes et des questions de genre pour l’IBB en Ukraine, ndlr), l’IBB me permet de l’exercer depuis son siège à Carouge, on attend juste de pouvoir me faire un contrat en bonne et due forme.

Que pensez-vous du soutien de la communauté internationale apporté aux Ukrainiens?

Ça fait chaud au cœur de voir qu’il y a plus de bonnes personnes que de mauvaises! On réalise qu’on n’est pas tout seuls. La Moldavie, qui est un pays très pauvre avec peu de ressources, a mis tout un dispositif en place à la frontière pour nous aider, c’est incroyable comme les choses se sont organisées.

Quand je suis arrivée à Genève, j’ai dû aller à la pharmacie pour chercher un lecteur de glycémie à ma belle-mère qui est diabétique. Au fil de la conversation, la pharmacienne a compris que je venais d’Ukraine et elle m’a offert l’appareil, j’ai été très touchée. Est-ce que l’Europe doit intervenir militairement? Je n’ai pas d’avis sur la question. Je ne sais pas de quelle forme doit être cette aide, mais il faut que cette guerre s’arrête! Jamais je n’aurais pensé vivre cela un jour, et personne ne devrait le vivre.

En tant que Russe vivant en Ukraine, comment vous positionnez-vous?

Il faut savoir que Russes et Ukrainiens cohabitent depuis des décennies en Ukraine, sans aucune haine. A Kiev, on entend parler ukrainien et russe, d’ailleurs nos deux langues sont très proches et nous nous comprenons entre nous. Nous vivons ensemble. Bien sûr, il y a toujours des blagues sur les uns et les autres, mais c’est bon enfant! L’une de mes plus grandes peurs, justement, est de savoir ce qu’il va se passer une fois la guerre finie, pour nos deux communautés. Va-t-elle nous diviser?

Avez-vous gardé des contacts avec la Russie?

Toute ma famille est à Saint-Pétersbourg. Ils ont conscience de ce qu’il se passe réellement en Ukraine et ils mesurent l’horreur que nous vivons, mais ce n’est pas le cas de la majorité des Russes de Russie. Le lavage de cerveau, la censure et la répression exercés par Vladimir Poutine sont tels que les Russes pensent réellement que c’est une guerre juste qui a pour seul objectif de ramener la paix et la liberté en Ukraine. J’ai appelé des amis et des collègues sur place qui m’expliquent à moi, qui ai fui mon pays, que les bombardements de civils, ce n’est pas vrai, que ce sont des fake news, et que Poutine ne combat que les «nazis» qui prennent en otage le peuple ukrainien. Je sais, cela paraît incroyable, mais c’est la réalité.

Comment se positionnent les syndicats ukrainiens face à cette guerre?

Ils la voient comme une agression, évidemment, et ils demandent qu’elle s’arrête. Ce qui a été dur pour nous, c’est de voir la Fédération des syndicats indépendants de Russie, successeur des syndicats officiels de l’ère soviétique, soutenir cette guerre sur la place publique avec des banderoles.

Quelle est leur mission aujourd’hui?

Humanitaire, comme je le disais plus haut, mais pas seulement. Ils ont dû se battre pour obtenir que les salaires de février soient payés, car de nombreux employés ont arrêté le travail le 24 février et n’ont pas reçu leur paie.

Par ailleurs, un autre dossier est brûlant. Depuis son élection, Volodymyr Zelenski tente de réformer la Loi sur le travail. Cette réforme comprend notamment une libéralisation totale de la loi, une limitation du rôle des syndicats et un affaiblissement des droits des travailleurs. Sa première tentative a échoué, mais il est revenu à la charge et le Parlement vient d’adopter le projet de loi, en pleine guerre.

Quant à la reconstruction du pays, ce sera un défi énorme dans lequel les syndicats auront un rôle central à jouer.

Avez-vous ressenti une solidarité dans le monde syndical?

Une solidarité syndicale énorme s’est mise en place à l’intérieur comme à l’extérieur du pays. Beaucoup d’argent a été envoyé en Ukraine mais aussi aux pays voisins comme la Roumanie et la Pologne pour les soutenir dans l’accueil des réfugiés. Des vêtements, des couvertures, de la nourriture, des médicaments et des biens de première nécessité ont été acheminés aux frontières. Des syndicats polonais ont affrété des bus depuis la frontière ukrainienne.

Les syndicats internationaux essaient de rester en contact direct avec les syndicats ukrainiens quand la connexion internet le permet, de communiquer via Skype ou Zoom pour montrer qu’ils sont là, en soutien.

Grâce à mes contacts syndicalistes en Europe, j’ai pu orienter ma voisine à Kiev, mère célibataire partie en Italie qui était complètement perdue, vers un prêtre qui a mis en place tout un réseau d’aide pour les réfugiés. De la même façon, un camarade d’université vivant à Berlin a pu trouver un toit à des amis exilés en Allemagne, c’est fabuleux!

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