Aller au contenu principal
Menu

Thèmes

Rubriques

abonnement

Heureuse au volant de sa balayeuse

Lenora rossi au volant de  sa balayeuse.
© Olivier Vogelsang

Lenora Rossi rêvait de devenir joueuse de tennis professionnelle. Aujourd’hui, cette jeune femme travaille à la voirie de la Ville de Neuchâtel sans remords ni regrets. Elle se dit même supersatisfaite de pouvoir mettre ses talents et son sourire au service de la population

Au petit matin, une balayeuse noire et blanche sillonne les rues encore endormies du centre-ville de Neuchâtel. Avec ses brosses, ses buses et son système d’aspiration, la machine astique méticuleusement trottoirs et chaussées. Derrière le pare-brise, on distingue une silhouette jaune fluo. C’est celle de Lenora Rossi, 28 printemps, employée à la voirie depuis plus de deux ans maintenant.

Comme chaque jour, la jeune femme s’est levée aux aurores. A 4h30 précisément. «J’aime prendre mon temps et je ne suis efficace qu’après avoir correctement déjeuné.» Une heure plus tard, elle retrouve ses collègues au dépôt pour bavarder autour d’une tasse de café. Pratiquement que des hommes. «J’ai l’habitude, ça ne me gêne pas. On s’entend super bien, on forme vraiment une chouette équipe.»

Le travail commence à 6 heures pile. Après avoir rempli le réservoir d’eau et contrôlé les niveaux d’huile de son engin, la voyère est prête à partir… Toujours en compagnie d’un autre employé, à pied lui, qui ouvre la voie avec sa souffleuse. La vaillante balayeuse démarre sans rechigner et s’en va éliminer détritus et salissures tout le long d’un parcours préétabli d’une petite vingtaine de kilomètres.

Dans sa cabine, confortablement assise et à l’abri des intempéries, la pilote manie boutons, joystick et volant, slalome avec élégance entre mobilier urbain, circulation et piétons. «Comme je roule à la vitesse du pas, je peux parfois laisser mon esprit vagabonder, raconte notre interlocutrice. Mais la plupart du temps, je dois rester vigilante, attentive, entièrement concentrée sur ma tâche.»

La balayeuse en action.
En automne, saison où les feuilles mortes se ramassent à la pelle, Leno – comme l’appellent ses amis – passe l’essentiel de son temps aux commandes de sa balayeuse qu’elle a baptisée… Leni. © Olivier Vogelsang

 

Souvenirs, souvenirs

A cette saison, comme le dit le poème de Prévert: «Les feuilles mortes se ramassent à la pelle. Les souvenirs et les regrets aussi.» Leno, comme la surnomment ses amis, évoque sa vie d’avant. Toute petite, elle rêvait de devenir joueuse de tennis professionnelle, de suivre les traces des sœurs Williams et de Martina Hingis. Elle avait du talent, de l’envie, mais malheureusement pas les moyens financiers de ses ambitions…

Après deux ans passés au centre d’entraînement de Swiss Tennis à taper dans des balles et à enchaîner les tournois, cette fille issue de la classe ouvrière finit par lâcher sa raquette pour se lancer dans un apprentissage de peintre en bâtiment. «Je n’ai aucun remords. Ça a été une expérience extraordinaire qui m’a permis de découvrir plein de pays et de voyager un peu partout dans le monde.»

Son CFC en poche, cette Chaux-de-Fonnière tente tout de même de revenir sur les courts. Grâce à une bourse lui ouvrant les portes d’une académie tennistique aux Etats-Unis. Nouvelle désillusion. «Je devais y rester cinq ans, je suis repartie après quatre mois. C’était mal organisé, on ne voyait presque jamais l’entraîneur, les conditions de vie étaient désastreuses, on vivait à treize dans un deux-pièces!» Retour à la case départ, retour en Suisse, retour à ses pinceaux et à ses rouleaux.

Lenore Rossi s'active autour de sa balayeuse.
Etre au service de la communauté, être au service des autres, c’est cela qui anime cette jeune femme et donne un sens à son existence. © Olivier Vogelsang

 

Une femme, une vraie, une tatouée

C’est l’heure de la pause-café. Lenora Rossi quitte l’habitacle de sa machine et tombe la veste, dévoilant des épaules musclées et tatouées. Inscrits dans sa peau, autant de dessins et de signes qui la racontent. Comme ces deux caricatures d’elle, l’une en joueuse de tennis et l’autre en peintre en bâtiment. Et juste en dessous de cette dernière, une ligne fracturée autour du bras avec la mention «100 km». «Ce tatouage rappelle la marche qui marquait l’une des étapes importantes de mon école d’officier», explique-t-elle.

Cette athlète avait en effet un second rêve de gosse à réaliser: faire l’armée! Elle a attendu d’avoir 25 ans avant de s’engager. «Pas dans l’infanterie ou l’artillerie, mais dans les troupes de sauvetage parce que c’est dans ma nature de me mettre au service de la population, comme je le fais d’ailleurs à la voirie de Neuchâtel actuellement. C’est ça qui donne du sens à mon existence.»

Le quotidien en gris-vert plaît énormément à Lenora Rossi. «Durant ces mois à Wangen an der Aare, j’ai adoré les aspects camaraderie, discipline et dépassement de soi.» Elle grade, sans pour autant avoir l’âme d’une cheffe. «On m’a souvent fait remarquer que j’étais trop gentille comme lieutenant.» Ses capacités sportives hors du commun l’aident à imposer le respect, même aux soldats les plus récalcitrants. «J’aurais pu faire carrière, mais je crois que je ne suis pas faite pour la vie de caserne.» Sans doute est-elle trop libre, trop indépendante pour une destinée aussi martiale?

Après avoir parlé brièvement de la parenthèse désenchantée à la Sécurité publique qui a suivi («Ce boulot n’était pas fait pour moi, je n’avais pas le sentiment d’aider les gens en leur collant des amendes!»), elle nous précise pourquoi elle aime tant son job à la voirie: «Là, je me sens utile, je suis à ma place. Ce travail me rend heureuse, vraiment. Mon grand-père était cantonnier, il n’est plus là malheureusement, mais j’espère qu’il me voit depuis là-haut et qu’il est fier de moi.»

Lenore Rossi devant sa balayeuse.
Un peu garçon manqué ou «plutôt fille réussie», comme elle dit, cette trentenaire a toujours pratiqué des activités masculines, sans trop savoir pourquoi… © Olivier Vogelsang

 

La belle et la bête

Peintre en bâtiment, militaire, agente de sécurité et maintenant voyère: notre vis-à-vis ne semble décidément attirée que par des métiers dits d’hommes. «Déjà enfant, je préférais les Lego aux Barbies, je traînais davantage avec des garçons qu’avec des filles. En fait, j’ai toujours pratiqué des activités masculines. C’est comme ça, je ne me l’explique pas.» Garçon manqué? «Non, plutôt fille réussie!» Elle rit.

L’heure tourne. Il est temps pour Lenora Rossi de rejoindre sa «bête», sa «petite protégée», sa Leni comme elle appelle affectueusement sa balayeuse. C’est que les journées de travail ne font que... huit heures et qu’il y a encore des hectares et des hectares d’espace public à poutzer, à nettoyer. La machine s’ébranle lentement et disparaît à l’horizon, laissant derrière elle un sillage immaculé.