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De la banalité chronique des suicides dans une organisation du travail hors la loi

Manifestation d’employés de France Télécom le 20 octobre 2009 au centre Saint-Mauront de Marseille.
© Keystone/AP/Claude Paris

Manifestation d’employés de France Télécom le 20 octobre 2009 au centre Saint-Mauront de Marseille à l’appel des syndicats pour exiger des meilleures conditions de travail. 25 salariés s’étaient suicidés sur une période d’environ 18 mois. France Télécom, devenue Orange, a licencié quelque 22000 personnes entre 2006 et 2008. En 2006, le PDG Didier Lombard avait dit à ses cadres qu’il obtiendrait leur départ d’une façon ou d’une autre, «par la fenêtre ou la porte».

Le procès en appel des dirigeants de France Télécom, entreprise française ayant connu une vague sans précédent de suicides, a débuté le mois passé. Retour sur ces événements dramatiques

Condamnés en décembre 2019 pour «harcèlement moral institutionnel», six dirigeants de France Télécom ont recouru contre leur condamnation. Les premières audiences devant la Cour d’appel de Paris ont débuté le 11 mai. Elles se termineront début juillet. Retour sur un processus managérial ayant conduit à une vague de suicides et de détresse parmi les salariés de l’opérateur historique des télécoms en France.

Quand Thierry Breton devient ministre de l'Economie et des Finances en 2005, il cédera la direction de France Télécom à son coéquipier, Didier Lombard: une passation clanique de pouvoirs entre un ingénieur de CentraleSupélec – école d’ingénieurs – et un polytechnicien. Le «brillant» second appliquera à la lettre, et surtout au chiffre, le «plan Next de redressement vers l'excellence opérationnelle».

Objectif: suppression de milliers d’emplois

L'entreprise française des Postes et Télécommunications a été privatisée de 1997 à 2004 et la majorité des salariés pensent conserver leur statut de fonctionnaires «protégés» du licenciement. Redresser le mastodonte des télécoms qui a connu l'échec cuisant du Minitel face à la puissance numérique du web, c'est prendre place sur le marché concurrentiel de l'internet, de la téléphonie mobile, de l'ADSL, etc. Il était pourtant prévu d'y associer les salariés. Ceux-ci vont accompagner ce «redressement» qui va broyer leur santé, leurs familles et d'autres, nombreux, vont y laisser leur vie. L'annonce faite aux cadres, par Didier Lombard, en 2006: faire partir en trois ans «22000 personnes par la fenêtre ou la porte» est l'objectif liquidateur du principe de la médecine du travail: «Eviter toute altération de la santé des travailleurs du fait de leur travail, soit adapter le travail à l'homme»1. Le dispositif inverse sera planifié au service du pire. «Le suicide n'est pas un vecteur de changement social», affirmera, sans état d'âme, Olivier Barberot, directeur des ressources humaines (DRH) de France Télécom lors d'une conférence à l'Association des journalistes de l'information sociale (Ajis), en 2010. Il comparaîtra, avec six autres dirigeants de France Télécom, dont l’ex-PDG Didier Lombard, devant le Tribunal correctionnel de Paris, lors du premier procès du groupe en mai 2019.

Pourtant, dès 2002 déjà, des centaines de témoignages affluent sur le site consacré à France Télécom, ouvert par la sénatrice communiste Marie-Claude Beaudeau à «des personnels désespérés qui m'appellent sur des situations terribles de détresse». «J'étais encore loin de me douter de la gravité et de l'ampleur de la crise sociale et sanitaire que connaît France Télécom», annonce-t-elle dans la question qu'elle pose en février 2004 au ministre de l'Economie lors de la séance des débats au Sénat. C'est un stress général confirmé par les rapports de médecine du travail: arrêts de travail qui explosent, dépressions, recours aux médicaments, insomnies. «On commence à additionner avec effroi et révolte les cas de suicides, révolte, car il est impossible de ne pas faire le lien entre ce constat et les pratiques de gestion du personnel, depuis le début de la privatisation en 1997.» A cette date, ce sont déjà 20000 emplois supprimés avec «le mouvement incessant de restructurations qui ne cesse de bouleverser le travail et la vie des personnels. Un quart d'entre eux (sur plus de 100000, ndlr) auraient subi une mutation avec changement de résidence.»

La machine à broyer

Ainsi, la déstabilisation générale est entamée bien avant la présidence de Didier Lombard et annonce la brutalité des méthodes de ce qui deviendra «la machine à broyer»2.

«S'agit-il d'éliminer les plus faibles?» questionne Mme Beaudeau avec «la performance individuelle comparée» (PIC), pernicieux indice de mise en concurrence des agents, de leur culpabilisation jusqu'à les déclasser dans des postes sous-qualifiés. Les traqueurs d'économies multiplient «les contrôles criminalisant les arrêts-maladies». La répression syndicale s'accompagne de systèmes de fichage d'informations confidentielles.

La sénatrice s'adresse alors au ministre délégué au budget, représentant le ministre de l'Economie, et lui demande une enquête sur l'état de santé des 140000 agents de France Télécom, pour enrayer ces pratiques de management par le stress, et quelles mesures sont envisagées à l'égard des dirigeants.

Avec la stratégie menée par le groupe, telle que la révèle Mme Beaudeau, s'inscrit le lourd bilan humain des dix prochaines années: «Afin de satisfaire les actionnaires et dégager des marges financières pour la politique de rachats externes, la direction de France Télécom a mis en place une course à la rentabilité à court terme aux dépens des conditions de travail et des services rendus. Le plan de redressement prévoit 15 milliards d'économies réalisées par l'amélioration de sa performance opérationnelle.» Enfin, poursuit la sénatrice, «pour mener à bien la privatisation totale, le PDG et le gouvernement doivent lever l'obstacle que constitue la présence de 106000 fonctionnaires sur 140000 salariés en France». La Loi du 31 décembre 2003, «votée en toute inconstitutionnalité», a permis la privatisation moyennant des dispositions qui menacent à terme les garanties fondamentales attachées au statut de fonctionnaire d'Etat des agents.

Suicides par dizaines

La multiplication des suicides entre 2007 et 2009, près de 39, selon la direction du Groupe, les alertes syndicales, les démissions des médecins du travail dont les rapports alarmants sont ignorés et surtout l'immobilisme des instances gouvernementales vont créer un climat toxique de laisser-faire d'un saccage sanitaire. En 2009, le syndicat Sud et la CFE-CGC seront les premiers à porter plainte, rejoints par la CGT, la CFDT et l'UNSA.

A la suite de ces plaintes et des multiples rapports d'inspecteurs du travail qui affluent de tous les sites territoriaux de France Télécom3 alertant le Ministère du travail, «une grande décision est prise pour enrayer cette mécanique folle», commente Jean-Paul Teissonniere, l'un des avocats des familles de victimes: «Mettre un point d'arrêt des mobilités forcées». C'était en 2009. En septembre de cette année, Didier Lombard s'adressant à la presse parle, à propos des suicides, «d'un effet de mode», qui scandalisera l'opinion publique, même s'il s'en excusera par la suite. Les huées qui l'accueillent dans les sites où ont lieu des suicides traduisent le puissant rejet des salariés. Sur ces sites, de grands panneaux s'affichent: «Le travail tue!» Didier Lombard qui voulait virer en trois ans 22000 salariés sans que personne ne s'en aperçoive, démissionnera en mars 2011. Il sera mis en examen en 2012, comme le No 2, Louis-Pierre Wenès, et le DRH, Olivier Barberot.

En février 2011, dans sa mise à jour du recensement des suicides et des tentatives de suicide à France Télécom depuis 2008, Patrick Ackermann du syndicat Sud et promoteur de l'Observatoire du stress, annonce 57 suicides, 36 tentatives de suicide et un malaise mortel. «Cette liste toujours incomplète, précise-t-il, est basée sur des informations venues de nos réseaux syndicaux. Les informations provenant de la direction n'indiquent pas les dates, l'identité des victimes et la nature de l'établissement concerné.»

Peines légères…

Après neuf ans d'instruction judiciaire, le procès en correctionnelle débute en mai 2019. La mise en danger d'autrui, requise par les syndicats, ne sera pas retenue par les juges d'instruction, alors que l'obligation de sécurité de l'employeur n'a pas été respectée.

Les trois dirigeants, Didier Lombard, Louis-Pierre Wenès, et Olivier Barberot, seront condamnés pour harcèlement moral institutionnel, pour dégradation des conditions de travail, pour avoir créé un climat anxiogène du fait de leur management toxique. France Télécom, devenue en 2013 Orange, sera condamnée, en tant que personne morale, à 75000 euros d'amende, ses ex-dirigeants à un an d'emprisonnement, dont huit mois avec sursis, et 15000 euros d'amende, peine maximale prévue pour harcèlement par le Code pénal. Ils feront appel de ce jugement. Les premières audiences se sont ouvertes le 11 mai 2022. Mais, déplorent des victimes, des syndicalistes et des médecins du travail, «il y avait un absent à la barre des prévenus: l'Etat».


1 Principe inscrit dans le Code du travail en France.

2La machine à broyer. De France Télécom à Orange: Quand les privatisations tuent. Dominique Decèze, Ed. Gawsewitch, 2008.

3 23000 sites en France.

«Vous n'avez pas eu ma peau!»

Béatrice, salariée d’Orange, ex-France Télécom, est une survivante des vagues de suicides

En 2007, Béatrice est élue déléguée du personnel à Caen, année où les milliers de départs forcés «par la fenêtre ou la porte» annoncent un long cauchemar.

Et les directives tombent: fermetures de locaux et transferts de salariés sur le site où elle travaille. C'est elle qui relaie ces mauvaises nouvelles pour affronter la colère «des collègues mutés d'office à Caen, à deux heures de train de leur site». Des cloisons sont abattues pour créer un gigantesque open space où s'entassent 200 salariés. Dans un immense brouhaha, les employés, collés les uns aux autres, doivent répondre aux réclamations des clients et à leurs insultes. Dépressions, arrêts de travail et «le mal-être s'appesantit encore avec les nouvelles des suicides et les minutes de silence». Cette pression étouffante dégrade son état de santé. Les arrêts de travail, sas de survie hors de l'entreprise, sont prescrits par un psychiatre avec «une tonne de médicaments».

Le 26 avril 2011, elle revient d'un arrêt de travail après un burn-out. Pour prévenir une rechute, elle avait réitéré une simple supplique: «Un poste dans un coin plus calme». Mais rien de tout cela n'est prévu. Au bord du désespoir et décidée d'en finir avec ces refus immuables, elle se coupe les veines. Ses collègues l'empêchent de commettre le pire.

Ce même jour, se souvient-elle, Rémy Louvradoux s'immole par le feu. «Il ne voulait pas se rater. Il a été mis au placard et ses lettres à la hiérarchie sont restées vaines.»

Elle participe à un groupe de parole du réseau Souffrance et Travail*. En mai 2019, elle témoigne avec 168 victimes au procès de France Télécom: «Ça m'a changé la vie de pouvoir dire à Didier Lombard ce qu'ils m'ont fait vivre. C'était la seule possibilité de me délester de cette chape de plomb.» Reconnue comme victime de harcèlement institutionnel en 2020, elle ajoute: «Je prends toujours des antidépresseurs, je ne veux pas faire de rechute. Les anciens dirigeants, dans le déni total, ne vont écoper que de quelques mois de sursis.»

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