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Une question de temps

Dans un cimetière, un enterrement.
© Alexis Voelin

Laïque – François Vorpe propose gratuitement la lecture d’une compilation de textes choisis pour l’inhumation d’une urne.

Son métier de croque-mort le lui a enseigné: il faut profiter de chaque instant. François Vorpe, 67 ans, travaille encore malgré un quotidien éprouvant. S’il garde cet équilibre, nécessaire à l’exercice d’un tel métier, c’est grâce à l’équitation

«Je me change et on y va.» Maintes fois, je vais entendre cette réplique de François Vorpe, croque-mort à Tavannes. Dans cette région francophone du canton de Berne, il est parfois perçu comme une bête curieuse. Le croque-mort. Lui n’a pas honte de ce mot. Et puis, lequel autre employer? Entrepreneur de pompes funèbres? Trop prétentieux. Donc croque-mort.
Juillet 2020. 12h50, devant son bureau. Dans son costume, parfumé, peigné, François Vorpe monte en voiture. Direction le crématorium de Bienne. 13h30, nous voici à l’arrière d’une chapelle. Avec l’employé des lieux, il décharge le cercueil du corbillard. 14h, côté public. L’air sérieux et grave, François Vorpe se tient dans l’allée au milieu des bancs, boîte de masques chirurgicaux en main. 15h, fin du culte. Je le retrouve à l’arrière de l’édifice. La langueur mélancolique ne s’est pas répandue jusqu’ici. Il n’y a que l’efficacité de la manutention. Il faut récupérer le cercueil pour faire le trajet inverse: de la chapelle au corbillard, du corbillard au crématorium.

Déchargement du corbillard.
Organisation – Il faut savoir anticiper et posséder un grand sens de l’organisation pour être croque-mort. Il n’est pas rare que François Vorpe enchaîne trois enterrements en une journée. © Alexis Voelin

 

Le galop de l’entrepreneur

Dès le premier jour, je réalise que tout va très vite dans la vie de François Vorpe. Chronométré, l’emploi du temps menace en plus d’être modifié à chaque instant. Accident de la route, suicide, décès d’une personne âgée: tout peut arriver. Son travail de croque-mort passe avant tout, ce qui demande une organisation minutieuse puisqu’il est occupé par bien d’autres activités. Sa menuiserie par exemple. Ou son écurie. Il y a aussi ce qu’il appelle son parc immobilier: des vieilles fermes à rénover pour les faire revivre. Et quand elles deviennent logements, il faut s’occuper des locataires. Il y a encore les événements culturels qu’il organise. Bref. Beaucoup trop, même pour un hyperactif. Afin de mener de front sa vie d’entrepreneur multibranches, il a donc créé la holding Hovoge SA, sorte de maison mère qui englobe toutes ses activités et qui emploie 12 personnes de façon permanente.
Jeudi matin. François Vorpe fait un détour par son écurie avant de retourner travailler. L’équitation lui sert de remède à la déprime du métier qu’il évoque souvent. Après quelques tours de piste, il se change, se dirige vers sa voiture et le galop de l’entrepreneur recommence. En fin de matinée, je fais la connaissance de Danielle Pochon, sa compagne et ancienne infirmière cheffe: «Entre un lit d’hôpital et un cercueil, il y a un lien, dit-elle, on continue à s’occuper de la personne. François vit une course contre la montre permanente mais les préparations des défunts, c’est sacré. Il ne laisse personne le déranger.» Elle raconte qu’elle l’a aidé pour l’écriture de son livre, Passionnément croque-mort (2012). Même si François Vorpe ne se prend pas pour un écrivain, ce qui devait être au départ une biographie à l’attention de ses proches est devenu cet ouvrage vendu à 3000 exemplaires. A l’heure du déjeuner, il appelle. On le rejoint illico au restaurant, dans une ferme, où son repas à lui est avalé en vingt minutes.

François Vorpe à cheval.
Hippisme – François Vorpe a gagné des concours internationaux. Aujourd’hui, il court encore pour le plaisir et s’entraîne quotidiennement. Il en a besoin pour son équilibre. © Alexis Voelin

 

L’air de dormir...

Le lendemain, 13h. Je retrouve François Vorpe et Frédéric Moser, son collaborateur du jour, ancien policier. Un cercueil, ça ne se porte pas tout seul. Chaque fois que c’est nécessaire, François Vorpe contacte donc, au pied levé, quelqu’un pour le seconder. Je les suis dans la chambre funéraire. A l’intérieur de cette pièce aseptisée, ils sortent le cercueil du catafalque. Les corps sont conservés à 5 degrés. Sous le couvercle apparaît une femme âgée tout juste décédée. La mise en bière, c’est en quelque sorte la préparation pour ce dernier spectacle que sont les obsèques et, afin que ses proches la reconnaissent, il faut que la personne décédée ait l’air de dormir. François Vorpe et son collègue choisissent des vêtements parmi ceux qu’ils ont trouvés dans le placard de la maison de retraite, optent pour un foulard assorti, découpent un chemisier dans le dos. Puis ils attrapent les bras raides de la défunte pour le lui enfiler, comme une blouse. Ils manipulent les membres, la tête, pour qu’elle soit bien installée. «Ce n’est pas d’un cadavre dont on s’occupe, là, c’est d’un corps sans vie. Ce n’est pas la même chose», dit François Vorpe. Ce qui me frappe, c’est la beauté du soin apporté, pendant de longues minutes, à cette enveloppe charnelle ayant perdu toute souplesse. Comme un au revoir inconditionnel. Quand ils ont terminé, ils remettent le cercueil dans le catafalque, posent une fleur. Elle est prête. Cadavre, dépouille. Ces mots-là, ils ne les ont pas utilisés. Défunte, ont-ils dit. Et devant cette vieille dame, ce terme m’a semblé important.

François Vorbe et son collaborateur installe un cercueil dans une chapelle.
Croyance – «Je n’ai pas peur de mourir, ce n’est pas possible que ça s’arrête, il y a quelque chose après», dit François Vorpe. © Alexis Voelin

 

Patron à 22 ans

Un autre jour, le corbillard file entre les sapins, il faut aller chercher des chaises pour une cérémonie en extérieur. Assise à la place du passager, j’écoute François Vorpe. Il insiste sur le fait qu’il est issu d’un milieu paysan très pauvre. A 16 ans, il commença l’apprentissage de son premier métier: menuisier dans une entreprise qui fabriquait notamment des cercueils. Jusqu’au suicide de l’un de ses amis qui lui demande dans une lettre de s’occuper de son enterrement. Alors qu’il n’est pas encore croque-mort. C’est là qu’un vieil entrepreneur de pompes funèbres lui propose de reprendre son entreprise. Sans le sou, le voici catapulté patron à 22 ans.
«Pour devenir patron, il faut savoir tout faire, travailler plus que tout le monde. Quand j’étais enfant, je n’avais pas de copains, j’étais tout seul. Ça m’a appris à ne compter que sur moi-même.» Déjà tatillon, ce garçon solitaire a été marqué par les insultes visant sa couleur de cheveux. Ça a été le sujet de son deuxième livre: La Vie en roux (2019). En passant les vitesses, il décrit l’adversité qui a façonné le François Vorpe de 67 ans. La retraite n’est pas un mot qui l’inspire. «Mon travail est ma vie, je suis au service d’une vocation. Je ne peux pas m’arrêter. Je suis psychologiquement atteint! J’ai envie de tout faire. Enfant, j’étais déjà comme ça, au détriment de l’école. Sauf en calcul. Là, j’étais le meilleur.» Clignotant. Virage. Accélération.
Mardi, 13h30. Cimetière de Sonceboz-Sombeval. Avant une cérémonie, il m’emmène sur la tombe de ses parents qu’il a lui-même enterrés. Puis, il se plante face à une parcelle du cimetière. «Voilà, c’est ici que je serai enterré.» Pas triste ou inquiet, à peine solennel. Chez les croque-morts en général, ce sont des formalités à anticiper pour ce dernier client: soi-même. Les cloches sonnent pour annoncer l’enterrement qui va bientôt débuter. En régisseur invisible, François Vorpe a, une fois de plus, tout préparé et anticipé.
Je quitte François Vorpe, évidemment sans réponses aux questions que tout le monde se pose. Quel au-delà? Qu’y a-t-il dans la mort? Où voyageons-nous après? Ce n’est pas le croque-mort qui nous le dira. Ce n’est pas son travail. Pour explorer cette grande question, il faudra écouter philosophes, poètes, femmes et hommes de foi, celles et ceux qui racontent leur expérience post-mortem, soignants, femmes avortées, parents endeuillés, et il faudra essayer d’en tirer ses propres conclusions. Le croque-mort, lui, continuera à dire cet au revoir inconditionnel, il sait que la mort n’est pas autre chose que ce qu’elle est: une ancre, au même titre que la naissance.

François Vorbe, debou, impassible, dans une église.
Impassible – Immobile, François Vorpe se tient à l’entrée de l’église pour l’accueil des familles. «Je suis blindé dans le self-control, je ne montre jamais rien de ce que je ressens.» © Alexis Voelin

 

ICI BAZAR

Reportage effectué durant l'été 2020 dans la région de Tavannes (BE).

Cet article est la version condensée d’un reportage texte et photos de 32 pages, réalisé pour Ici Bazar, revue qui explore un autre monde du travail, plus humain.

Commandes et abonnements sur: icibazar.com

François Vorbe à son bureau.
Protocole – Crématorium de Bienne: François Vorpe doit signer un formulaire avant de récupérer deux urnes funéraires. © Alexis Voelin