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"Notre pays, c’est notre mère"

Portrait de Mirweis Nikpour.
© Thierry Porchet

Mirweis Nikpour, le parcours du combattant.

Mirweis Nikpour a fui l’Afghanistan en 2015. Il craint aujourd’hui pour la vie de ses proches

«Personne ne veut quitter sa terre. Notre pays, c’est notre mère.» Mirweis Nikpour ne cache pas sa tristesse, profonde. Il dévoile son parcours migratoire dans un ordre aléatoire, tant la dureté de ce qu’il a vécu ne semble pouvoir entrer dans un espace-temps linéaire. Alors il parle d’abord de son arrivée en Suisse, comme un hasard ou une destinée qui lui échappe. «Je ne savais rien de la Suisse, sauf que c’était un pays qui n’avait jamais connu la guerre.» Et pourtant, c’est dans un bunker qu’il est logé; puis, une petite chambre délabrée; jusqu’à cette villa coquette dans les hauteurs de Lausanne. «Il fait partie de la famille», souligne Marie-Claude, enseignante à la retraite, en train de cuisiner le repas de midi pour son jeune locataire et pour son époux. «Une amie nous a parlé de Mirweis. On avait de la place, puisque nos trois enfants sont partis. Et on s’est dit: pourquoi pas? Si ça peut rendre service.»

Enfance heureuse

Dans la chambre du jeune réfugié, sous les toits, une photo de Schwarzenegger au mur et des haltères au sol tranchent avec l’image aux couleurs pastel d’un chien assis sur le dos d’un cheval. «Mon père avait deux chevaux et un chien blanc qui ressemble beaucoup à celui-là.» Mirweis Nikpour relate son enfance, entre sourire aux lèvres et larmes aux yeux, son père aimé et aimant, populaire dans son village du nord de l’Afghanistan, et marchand de tapis honnête et généreux. «Quand quelqu’un lui vendait un tapis ancien sans savoir son prix, il lui proposait souvent un montant plus haut», se souvient en riant Mirweis Nikpour. Son enfance est heureuse entourée de ses frères et de ses sœurs et d’une mère attentionnée. Puis, le tableau se gâte. Une guerre larvée règne. Les talibans sont là. La famille Nikpour appartient à l’ethnie hazara, chiite, au point que son père perdra tout. «Un jour, les talibans l’ont lapidé avec une quinzaine d’autres personnes. Mon papa voulait nous offrir un bon avenir. Il avait peur que ses problèmes retombent sur nous. Il a d’abord organisé mon voyage. Il m’a dit qu’il me rejoindrait avec le reste de la famille.»

Parcours du combattant

En 2015, Mirweis a 19 ans. Il traverse la frontière du Pakistan avec, pour seul bagage, un vêtement de rechange et son journal intime qu’il enterrera sur le chemin, avec le secret espoir de le retrouver un jour. Arrivé en Iran, il est séquestré avec d’autres migrants pendant deux semaines. «Je ne sais pas qui nous a enfermés. Si cela avait été la police, elle nous aurait renvoyés en Afghanistan. Mon père a-t-il dû payer une rançon? Je ne sais pas…»

Libéré, son périple le conduit à travers des montagnes, des déserts, entre 4x4 bondés et marches forcées. «Je me souviens qu’il fallait se battre pour avoir de quoi manger et boire. C’était dur.» Il raconte aussi la fois où il a couru vers le point d’eau promis par le passeur. «J’imaginais une cascade où je pourrais me laver, raconte Mirweis Nikpour. Et en arrivant, c’était une minuscule mare. L’eau était verte et remplie de vers. On a rempli notre bouteille et bu en utilisant notre foulard comme filtre.» Le jeune migrant voit des hommes mourir tout au long du chemin. Son récit le replonge, malgré lui, dans l’histoire de celui qu’il n’a pas pu sauver. Silence.

Que d’heures noires avec ses compagnons d’infortune enfermés dans des salles minuscules ou dans des coffres de voiture. Tant d’humains traités plus férocement que du bétail. «Les passeurs nous tapaient, nous insultaient, nous menaçaient de leurs armes, nous volaient...» se souvient celui qui arrivera finalement jusqu’à la côte turque. Là, il voit la mer pour la première fois. «Son goût salé m’a surpris. Il pleuvait. Et puis, on a eu tellement peur. Des bateaux coulaient autour de nous. Entre les vagues, tous entassés, hommes, femmes et enfants, j’ai vu ma mort. Tous mes souvenirs, les bons comme les mauvais, sont remontés en moi. Tout le monde priait, des gens pleuraient.»

Son embarcation sera sauvée. Sur une île grecque, il attend trois jours sous la pluie sans quitter la file d’attente pour obtenir une permission de rejoindre le continent, avant de continuer son périple, à l’aveugle, jusqu’en Suisse.

Angoisses

«Lors de l’audition à Berne, je n’arrivais pas à raconter mes souvenirs que je voulais oublier. Et je n’ai jamais parlé de mes problèmes à ma mère restée au pays. Je ne veux pas qu’elle s’inquiète.» Il ne lui confie ni son sentiment de solitude, ni sa tristesse, ni ses recherches d’emplois, si difficiles avec une admission provisoire (le permis F), encore moins son échec lors de sa première année d’apprentissage d’électricien de montage. «Mes patrons m’ont dit que ce n’était pas un métier pour moi. Ils ont raison», estime Mirweis Nikpour qui aimerait plutôt travailler dans le commercial ou l’informatique, ou mieux encore étudier. Il adore l’odeur des bibliothèques, la même ici que là-bas. Il rêve d’un permis B qui lui ouvrirait des portes comme celle de voir ses trois sœurs et son frère réfugiés en Iran.

Alors qu’il n’a pas encore fait le deuil de son père mort en 2016, il craint pour sa mère et son frère en Afghanistan. «Mon frère a travaillé pour des Français et des Américains. Il a brûlé tous ses certificats de travail et s’est caché. Mais son ordinateur a été volé. Ils ont toutes les preuves qu’il a collaboré. Les frontières sont fermées. Il est bloqué.» Mirweis Nikpour aussi est en cage. «Je ne peux rien faire. Je connais tant de gens qui ont été kidnappés, tués… Les femmes n’ont plus de liberté.» La panique affleure et les questions aussi: «Comment une armée de 350000 soldats ont-ils baissé les armes face à 70000 talibans qui ne savent ni lire ni écrire, seulement tuer, et encore avec des armes faciles? Notre président a vendu notre pays, les Américains n’ont rien changé… Il n’y a plus de travail, plus d’argent, plus de nourriture. En quelques mois, on a reculé de vingt ans. Le film vient de commencer, et personne ne connaît la fin.»