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Les constructions de la répression

Vous avez peut-être repéré ceci dans la presse romande à la fin de la semaine dernière. Le 26 mai précédent, dans le canton de Vaud, trois grévistes du climat recevaient à l’aube la visite de quelques aimables représentants de la Police fédérale. Celle-ci, mandatée par le Ministère public de la Confédération avec l’autorisation personnelle de la ministre de la Justice Karin Keller-Sutter, ministre conservatrice de grande compétition, confisque les ordinateurs et les téléphones portables des intéressés avant de les interroger longuement.

La raison de cette opération s’éclaircit dans un communiqué de la Police fédérale publié quelques jours plus tard qui va nous introduire dans le système en version indigène du Père Ubu, ce personnage littéraire imaginé dès 1897 par Alfred Jarry, qui représente depuis lors l’archétype de l’humain sensible à l’ivresse du pouvoir jusqu’à sombrer dans un délire allant parfois de l’absurde à l’immoral voire au criminel.

La Police fédérale explique en effet, dans ce document d’autojustification, s’être lancée dans une «procédure pour soupçon de provocation et incitation à la violation des devoirs militaires»: «une infraction considérée comme un délit politique», poursuit-elle, et par conséquent «poursuivie d’office».

Les faits, maintenant? Revenons en mai 2020, quand les troupes militaires s’engagent dans la gestion de la pandémie. Les sections vaudoise et genevoise des grévistes pour le climat publient alors une lettre ouverte invitant au boycott de l’Armée. «Par éthique, morale et responsabilité écologique et sociale, écrivent-elles, nous ne consentons pas à payer la taxe, ni à aller au service militaire. Nous n’acceptons pas de donner de l’argent et du temps à une institution qui est inutile et nuisible face aux enjeux actuels tels que les crises sociales et environnementales. «Nous exigeons que l’armée soit radicalement modifiée […] pour [devenir] compatible avec les nécessités sociales et écologiques actuelles.»

L’ineffable conseiller national UDC valaisan Jean-Luc Addor entre alors en scène tout nimbé de ses attestations de morale, d’intelligence et d’humanisme: il fut condamné voici quatre ans pour incitation à la haine et discrimination raciale en conséquence d’une argumentation juridique confirmée par le Tribunal cantonal valaisan et le Tribunal fédéral, par exemple. Et rayonne comme président ad interim de ProTell, qui plaide pour un droit de port et possession d’arme à feu en Suisse.

Un beau citoyen, donc. Qui commence par interpeller le Conseil fédéral au sujet des grévistes exécrés mais n’en obtient rien, puis les dénonce avec succès au Ministère public. L’affaire démarre aussitôt, qui présente le plus vif intérêt didactique à condition d’être située dans le temps de l’Histoire et dans le contexte de toutes les répressions rampantes à l’œuvre en Suisse actuelle.

Premièrement, notons le retour en ce pays des agressions juridiques et policières commises à l’encontre de quiconque conteste l’existence de l’Armée sur le mode de la militance ne serait-ce que verbale. On n’avait plus rien vu de tel depuis les années dites de la Guerre froide.

Deuxièmement, notons que la protestation des combattants proclimatiques est depuis quelques mois regardée sinon désirée, par les pouvoirs économiques et politiques diffusément coalisés sous nos latitudes sectoriellement prospères, comme un délit auquel il leur devient possible de s’opposer. La criminalisation de tout geste protestataire s’accomplit. Tu joues au tennis dans une banque qui massacre indirectement l’environnement naturel, c’est toi le délinquant. Tu bloques à Zurich les accès d’une autre banque animée de la même irresponsabilité, c’est toi que Zurich proscrit.

Troisièmement, observons ensemble le mouvement proclimatique se déployant de nos jours et les mouvements d’émancipation ouvrière advenus depuis plus d’un siècle à la même échelle internationale. Des analogies? Sans doute. C’est peut-être pourquoi la Jeunesse socialiste suisse a protesté vendredi passé sur la place Fédérale, avec le soutien de ses aînés, pour sommer le Conseil fédéral de clarifier les perquisitions à domicile évoquées tout à l’heure.

Mais faut-il attendre quoi que ce soit du Conseil fédéral sur le plan des libertés individuelles et collectives en Suisse? Evidemment non, hélas, tant ce collège est lui-même confit dans cette irréductible ambiance helvétique décrite quelques jours avant sa mort par Friedrich Dürrenmatt, qui voyait en chaque citoyen de ce pays le geôlier de son voisin forcément. Nous sommes d’autant moins sortis de l’auberge que nous la construisons sans relâche.