Aller au contenu principal
Menu

Thèmes

Rubriques

abonnement

Le respect du vivant, de la terre à la farine

Des mains plongent de le blé.
© Thierry Porchet

Stockés à Etagnières chez Granabio, les grains sont séchés et triés une première fois. Puis au moulin, avant la mouture, un tambour les brosse et les dépoussière. Ils sont ensuite humidifiés et moulus en traversant les stries des meules dont l’écart est savamment contrôlé. Toutes les substances sont mélangées, y compris le germe. Puis la bluterie, un tamis rotatif, sépare le son de la farine. Plus la maille est grande, plus la farine sera complète.

Paysan-meunier, Stéphane Deytard s’est converti à l’agriculture biologique et régénérative. Visite de son moulin pas comme les autres, avec trois écolières, lors de la Journée Oser tous les métiers

A l’arrivée à Suchy, surprise: des vaches fugueuses se baladent dans un champ de blé comme attirées par les pousses vert tendre des céréales. «C’est peut-être un de mes champs», sourit quelques minutes plus tard Stéphane Deytard, «mais pas mes vaches». Paysan-meunier, il nous reçoit dans son moulin au cœur du petit village de la plaine de l’Orbe. Agriculteur de père en fils, il a creusé son sillon en se lançant dans l’agriculture biologique il y a dix ans. Avant de développer sa passion de la biologie des sols. Là où tout commence. «Quand on enlève les produits phytosanitaires, dont les pesticides, on se rend compte que les sols ne vont pas bien, il s’agit donc de remettre de la matière organique naturellement, de les régénérer, et si possible sans engrais, car ceux-ci sont dépendants des énergies fossiles et demandent beaucoup de terrain pour le bétail (pourvoyeur de fumier)… Or, on ne devrait pas mettre des vaches là où l’on peut cultiver.»

Dans sa ferme du Petit Noyer, le paysan-meunier explique avec enthousiasme aux trois écolières présentes dans le cadre de la Journée Oser tous les métiers (JOM) son utilisation d’engrais verts pendant ou après les récoltes. «Le sol doit être toujours couvert, et jamais retourné. J’utilise aussi le calcium, les oligo-éléments. Depuis quelques années, j’observe des améliorations: les vers de terre et les champignons sont revenus. Mais il y a encore du boulot pour arriver à 6% de matière organique, ce qui, selon certains, est le minimum pour créer un cercle vertueux. J’en suis à 3% environ.» Stéphane Deytard s’inspire de l’agriculture régénérative née en Allemagne et, dans une moindre mesure, de l’agriculture bio de conservation développée en France. «Si le sol est vivant, les plantes qui y poussent nous nourrissent mieux», affirme le paysan-meunier, qui utilise également la rotation des cultures: tournesol, colza, lentilles vertes et noires, blé, épeautre, sarrasin, etc.

Stéphane Deytard explique aux trois écolières.
Le meunier-paysan, Stéphane Deytard, en bon pédagogue, raconte son métier avec passion. © Thierry Porchet

 

Plusieurs variétés de blé

L’agriculteur teste des variétés de blé moderne et ancien, ainsi que des variétés diversifiées, dites «population», sans volonté de stabilisation, permettant ainsi aux plantes, d’année en année, de s’adapter au sol et à la météo du lieu. «Celles qui se plaisent le mieux vont prendre le dessus naturellement», souligne Stéphane Deytard. Reste que les différences météorologiques entre l’année 2021, trop humide, et 2022, trop sèche, ne facilitent pas la tâche. «Les céréales ont bien réagi. Par contre, c’était plus difficile de trouver le bon moment pour semer les engrais verts», note le paysan.

Les céréales modernes sont issues de la station de recherche de Changins. «J’aime utiliser tous les types de céréales: blé, épeautre, amidonnier, seigle…» précise l’agriculteur, qui les moud ensuite sur son moulin artisanal. La meule consiste en deux pierres de granit juxtaposées, sur ressort, qui permettent d’écraser l’amande tout en conservant le germe. Une technique ancestrale améliorée par les frères Astrié, anciens mécaniciens chez Peugeot, qui, en 1962, décident d’un retour à la terre. Après vingt ans de recherches, leur meule est fonctionnelle. Depuis le début de sa commercialisation dans les années 2000, l’intérêt est grandissant.

En Suisse romande, l’association Graines et Pains, présidée par Stéphane Deytard, réunit une trentaine de paysans, meuniers et boulangers qui travaillent avec des céréales bio moulues sur meule de pierre et panifiées au levain naturel. La collaboration est étroite pour améliorer la mouture ou le choix des céréales.

Annuellement, la ferme du Petit Noyer produit environ 80 tonnes de farine, soit 100 tonnes de grains par an. Très peu en comparaison avec les entreprises de meuneries industrielles, mais beaucoup pour un moulin artisanal.

La meule tourne six jours sur sept, 24 heures sur 24, à raison de 25 kilos par heure. «C’est plutôt lent, mais la machine consomme peu, et j’ai 60 panneaux solaires sur le toit», souligne le meunier autodidacte. S’il existe un apprentissage, il se cantonne aux moulins industriels à cylindres. «Or, cette mouture crée de l’oxydation, car certains grains font jusqu’à une douzaine de passages. De plus, les enveloppes et le germe vont se retrouver dans le son – qui sera donné aux animaux. Les cylindres sont surtout dévolus à produire de la farine blanche. Et pour la farine complète, le minotier la reconstitue en ajoutant tout ou partie des issues», explique Stéphane Deytard.

Le meunier présent deux produits.
Le son d’un côté, nourriture pour les ruminants, la farine de l’autre. © Thierry Porchet

 

Le sol: un système digestif

«J’aime la variété de mon métier, même si j’apprécie un peu moins le travail de bureau. J’adore le travail des champs, semer en automne, observer le développement de la céréale, puis les récoltes en été qui représentent la fin d’un cycle…» répond-il aux enfants qui lui posent des questions (lire ci-contre), avant de leur proposer de mettre les mains dans le mélange de grains de blé ancien. «J’aime faire ça aussi, sourit-il en plongeant ses pognes de travailleur. C’est lourd, on sent le cœur au bout des doigts…»

L’origine de sa transition biologique et de sa passion pour la régénération des sols vient d’une formation entreprise en médecines alternatives. La complexité du corps humain l’amène alors à se questionner sur ce que l’on ingère. «Parallèlement, j’ai découvert que le sol n’est pas un support mais un milieu vivant très complexe», précise-t-il.

Face aux changements climatiques, Stéphane Deytard observe et se retrousse les manches. «Hier, il a plu beaucoup et les sols n’ont pas réussi à faire éponge. Il faut vraiment se bouger! Des agriculteurs me disent qu’il faut avoir du courage pour passer en bio. A mon sens, au contraire, il faut en avoir pour ne rien changer! La preuve, avec la guerre en Ukraine: le prix des engrais a doublé, voire triplé. Les pesticides et les engrais nous rendent dépendants, non résilients. C’est très inquiétant que l’alimentation repose sur les énergies fossiles. Mais je ne veux pas faire la morale aux agriculteurs. C’est aussi aux consommateurs d’être cohérents.» Le paysan ne perd pas espoir pour autant: «Ça bouge. Mon fils, à l’école d’agriculture, suit des cours sur le bio par exemple. De plus, la manière de fabriquer du pain, grâce à la meule de pierre, révolutionne aussi les pratiques. Plus généralement, je crois que l’humain sait, face aux difficultés, trouver des solutions. Dans ce sens, je reste optimiste.»

Machine.
Le moulin Astrié permet de conserver toutes les valeurs nutritives des céréales. © Thierry Porchet

 

Trois journalistes en herbe

Les trois écolières.
Leonilda, Umâ et Magdalena, attentives aux explications de Stéphane Deytard. © Thierry Porchet

 

Le 10 novembre, à l’occasion de la Journée romande «Futur en tous genres», intitulée Journée Oser tous les métiers (JOM) dans le canton de Vaud, des milliers d’enfants ont découvert des professions où leur genre est sous-représenté. Trois jeunes filles de 10 à 12 ans, Leonilda, Magdalena et Umâ ont accompagné trois professionnels dont les métiers sont encore majoritairement masculins. Soit journaliste, photographe et meunier. Si la parité est presque atteinte chez les journalistes, les photographes sont encore majoritairement masculins. Quant au paysan-meunier, il ne connaît de fait aucune homologue féminine. «C’est un métier physique. Mais il y a de plus en plus de boulangères par contre…» souligne Stéphane Deytard. Durant cette visite, les écolières ont pris des notes, posé des questions, plongé leurs mains dans les grains. A la question de savoir lequel des trois métiers elle choisirait, deux ont répondu paysanne-meunière et une photographe... Voici le texte qu’elles ont rédigé après la visite, en journalistes d’un jour, de manière autonome dans un bel élan enthousiaste et coopératif:

«Nous étions en train d’écouter Stéphane Deytard, quand nous avons vu une petite souris. Il nous a dit qu’il plaçait quelques pièges, mais il ne pouvait pas avoir de chats, car ils grimpaient sur les étagères et perçaient les sacs de farine. Ensuite, nous sommes allées à l’intérieur du moulin. Nous avons appris que, dans 1 kilo de grains de céréales, il y a 20% de son pour nourrir le bétail, 79% de farine et 1% d’eau. Les machines tournent six jours sur sept, 24 heures sur 24 toute l’année. Toutes les machines devraient utiliser beaucoup d’électricité, mais grâce à ses 60 panneaux solaires sur son toit, elles en utilisent beaucoup moins. Il nous a expliqué comment fermer un sac de farine. Nous avons fermé un sac avec difficulté. Nous étions déçues quand Stéphane nous a dit qu’il fallait le rouvrir pour le peser. La ferme de Stéphane Deytard s’appelle le Petit Noyer et celle de ses parents s’appelle le Grand Noyer. Son moulin est un moulin Astrié. Sa femme l’aide pour la vente et a deux chevaux, Java et Logan. Il récolte 80 tonnes de blé par année. Il plante les graines en automne et récolte en juillet. Il y a deux ans, Stéphane a changé de méthode: il n’utilise plus le fumier, mais il met de l’engrais vert. Il aime beaucoup la récolte et le semis. Stéphane Deytard s’occupe du moulin une heure le matin et une heure le soir.»