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L’antisyndicalisme turc à l’OIT

Mobilisation de travailleurs licenciés, le poing levé.
© DR/UITA

La victoire appartient à ceux qui luttent. Les travailleurs licenciés par la multinationale Cargill, alors qu’ils tentaient de former un syndicat, continuent d’exiger leur réintégration. Ici, une partie des ouvriers injustement mis à la porte le 17 avril 2018, lors d’une action menée l’année suivante.

La liberté d’association n’est pas assez protégée en Turquie, selon une fédération syndicale mondiale qui dépose plainte à l’Organisation internationale du travail (OIT). Un cas qui rappelle la situation en Suisse

En Turquie, de nombreuses entreprises empêchent la création de syndicats en leur sein en licenciant systématiquement les employés et les employées militants. Cette pratique courante dans ce pays est sous les feux de l’Union internationale des travailleurs de l’alimentation, de l’agriculture, de l’hôtellerie-restauration et du tabac (UITA) qui a déposé une plainte le 12 juillet devant l’Organisation internationale du travail (OIT), à Genève. «Selon la législation turque, les employeurs peuvent choisir de verser une indemnité majorée à un travailleur ou une travailleuse, licenciés illégalement pour raison syndicale, plutôt que de se conformer au jugement d’un tribunal ordonnant sa réintégration», explique l’UITA. Une situation semblable à celle prévalant encore actuellement en Suisse, malgré le fait que l’OIT ait rappelé le Conseil fédéral à l’ordre à plusieurs reprises à la suite d’une autre plainte de l’Union syndicale suisse déposée en 2003 (lire-ci-dessous).

Ces méthodes contreviennent en effet aux conventions Nos 87 et 98 protégeant les droits des travailleurs à organiser librement des syndicats et à négocier collectivement. L’entreprise a l’obligation de réintégrer les militants s’ils sont licenciés pour des motifs antisyndicaux, et pas seulement à leur verser une indemnité. En Turquie, pourtant signataire des deux traités, de nombreuses entreprises utilisent les lacunes du droit pour étouffer toute velléité de défense des droits des travailleurs et des travailleuses par la création de syndicats dans les entreprises.

Pratique généralisée

«Malheureusement, cette recette antisyndicale est la norme dans ce pays. La compensation que les patrons paient pour licencier représente une somme minime pour la plupart des entreprises, qui passe facilement dans les pertes et profits», précise Sarah Meyer, responsable du dossier à l’UITA. En Turquie, si la réintégration de militants licenciés injustement est prévue par la loi, cette dernière permet aussi à l’entreprise de couper à cette obligation en payant quelques mois de salaires d’indemnités.

La fédération syndicale internationale donne l’exemple de plusieurs sociétés qui utilisent systématiquement cette stratégie. A commencer par Cargill. A plusieurs reprises depuis 2015, la firme étasunienne a montré qu’elle ne voulait tolérer aucune activité syndicale en son sein en Turquie. Ce qui constitue une violation des législations locales. En 2015 et en 2018, la Cour suprême avait déjà prouvé que sept employés avaient été licenciés en raison de leur activité syndicale et avait ordonné leur réintégration, indique ­l’UITA. Peine perdue. Puis, le 17 avril 2018, quatorze autres travailleurs de la production de l’usine de fécule de Bursa-Orhangazi ont été licenciés à leur tour alors qu’ils tentaient de former un syndicat et que les procédures légales avaient été respectées par l’organisation de défense des employés Tekgıda-İş, affiliée à l’UITA.

Licencier pour dissuader

Aujourd’hui, les anciens salariés continuent à lutter pour leur réintégration: «Une semaine après que Tekgıda-İş a demandé au Ministère du travail d’être reconnue comme l’organisation représentative de négociations collectives à l’usine, mon chef de service nous a dit, à moi et à d’autres collègues, que nous avions dressé un syndicat entre les travailleurs et leur employeur», témoigne Faik Kutlu, ex-employé victime de ces licenciements.

Même histoire au sein du groupe singapourien Olam, autre entreprise incontournable dans le domaine de la production d’aliments et de l’agrobusiness. Peu après avoir commencé à s’organiser à l’aide du même syndicat Tekgıda-İş pour réclamer davantage de sécurité de l’emploi et de bénéfices sociaux, neuf employés ont été renvoyés en février 2018 de l’usine d’Olam à Giresun.

Une mesure dissuasive vis-à-vis de tous les autres travailleurs du groupe: «Le manager de Olam Turquie, Hakan Karakas, a organisé des réunions avec les employés et les a menacés en disant: “Je vais licencier tous les membres des syndicats.”» Et il a tenu parole, début mars 2019, la direction licenciait encore six militants de la fabrique d’Olam Koccali et deux autres à celle de Giresun. En 2020, le syndicat a réussi à obtenir gain de cause devant la justice pour neuf de ces employés, mais là encore, la firme a refusé de les réintégrer.

Enfin, le groupe Döhler a fait encore plus fort, selon l’UITA: non contente de renvoyer 32 salariés dans des conditions similaires, l’entreprise allemande fait pression sur ses employés pour qu’ils démissionnent du syndicat et elle a transféré quarante récalcitrants à un sous-traitant pour éviter d’avoir affaire à eux.

Pour l’UITA, seule une forte réaction de l’OIT pourrait forcer la Turquie à faire respecter le droit international du travail en son sein. «Les déficiences de la loi et des pratiques turques créent un climat d’impunité qui incite les employeurs à commettre des violations des droits syndicaux essentiels», conclut la plainte. Une première réaction du Comité de la liberté syndicale de l’OIT est attendue pour octobre.

Article paru dans Le Courrier du 23 juillet 2021.

La Suisse sur une liste noire de l’OIT

Si l’obligation de réintégration à la suite d’un licenciement antisyndical existe en Turquie (mais n’est pas appliquée), elle est absente de la législation helvétique. Dans la pratique, un patron qui renvoie en Suisse son employé parce qu’il exerce ses droits s’en sort en moyenne avec le paiement d’une indemnité de trois mois de salaire (qui peut aller jusqu’à six mois maximum selon la loi). C’est insuffisant pour dissuader des licenciements antisyndicaux, a tranché l’OIT.

Aussi, consécutivement à une plainte de l’Union syndicale suisse (USS) à l’OIT en 2003, l’institution tripartite a rappelé plusieurs fois le Conseil fédéral à ses devoirs. Sans succès. En 2019, l’OIT a donc placé la Suisse sur une liste noire de quarante pays violant de manière particulièrement flagrante les normes de protection des travailleuses et des travailleurs. Mis sous pression, le Conseil fédéral a convoqué une médiation entre syndicats et patronat pour qu’ils s’entendent d’ici à juin 2020, mais rien de concret n’a abouti.

L’USS, qui a documenté de nombreux cas, déplore que le patronat suisse continue à licencier pour ne pas avoir à répondre aux revendications syndicales. Le Conseil fédéral avait un moment envisagé de faire passer l’indemnité maximale à douze mois de salaire, puis y a renoncé. Dix-huit ans après la plainte de l’USS à l’OIT, les lignes n’ont pas fondamentalement bougé. Faudra-t-il un an de plus? Le Conseil fédéral s’est engagé à proposer une solution au plus tard en 2022. «Les plaintes à l’OIT font partie d’une stratégie politique de long terme», commente Sarah Meyer, de l’UITA.

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