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Face à la surconsommation, il réinvente son métier

Yann Bechtel dans son épicerie.
© Olivier Vogelsang

Dans son épicerie à Gland, Yann Bechtel ne jure que par le bio et privilégie autant que possible le vrac et les produits locaux.

Durant plus de vingt ans, Yann Bechtel a travaillé dans une grande enseigne du commerce de détail. Il vient d’ouvrir une épicerie bio en phase avec sa militance

Depuis neuf mois, Yann Bechtel voit son épicerie grandir peu à peu. Ses produits sont tous bios, et le plus possible issus de la production locale. Il privilégie aussi le vrac, lui qui, déjà chez lui avec son épouse et ses trois filles, n’utilise pas même un sac poubelle de 17 litres par mois. L’étiquette écolo, il la revendique, tout en étant conscient de ses incohérences, comme celle de fumer ou de manger parfois de la viande.

En décembre 2021, «Chez L’Epicier» ouvrait à Gland. Si le chiffre d’affaires ne décolle pas encore assez pour sortir un salaire décent, Yann Bechtel arrive à payer ses factures et à ralentir. «Je n’ai plus le stress de la route, la pression du patron ni les horaires de fou de la grande distribution. Je peux enfin voir mes filles se lever, les amener à l’école avec mon vieux vélo électrique, être là pour le souper», indique celui qui a travaillé dans une grande enseigne suisse pendant vingt-deux ans, dont quinze à diriger des magasins sur l’Arc lémanique. La vente, il connaît donc. Et il aime. Alors qu’il ne l’a pas vraiment choisie.

Né d’une mère enseignante et d’un père publiciste, il grandit en campagne, à Givrins, au-dessus de Nyon. Bon élève, cela se complique à l’université où, pendant quatre ans, il cherche sa voie sans la trouver. «Ce n’était pas mon univers. Je me sentais hors-sol. C’était trop théorique, même si j’aimais beaucoup les matières.» Soit l’histoire, le latin, l’égyptologie, puis sciences po.

Déclic écologique

Son job d’étudiant de caissier deviendra ainsi peu à peu son emploi à temps plein. Formé sur le tas, il aime la diversité des tâches et, surtout, les relations humaines entre collègues et avec les clients. Il travaille dans plusieurs magasins de l’Arc lémanique, se marie et devient père. Si sa sensibilité écologique et son positionnement politique à gauche le constituent, sa première baffe environnementale en lien avec son métier a lieu durant la période de Noël 2017. «C’était la première fois que je travaillais dans un aussi grand magasin, l’un des plus grands de Suisse. Et cette hypersurconsommation m’a frappé au point d’en avoir des nausées physiques.» Son chemin intellectuel autour de la destruction du vivant s’amplifie, tout comme son sentiment d’urgence. «Mais je me plaisais dans cette entreprise et j’avais besoin d’une assurance financière. Ma femme était au foyer et j’avais trois enfants en bas âge. Puis, la situation s’est détériorée dans mon couple et au travail. Au point d’en faire un burn-out.» C’est pendant son arrêt maladie que son idée d’épicerie se développe, tout comme son esprit critique. «En vingt-deux ans de métier dans le commerce de détail, j’ai pu assister à un durcissement des rapports humains. La mission sociale et responsable des coopératives a été oubliée par la nouvelle génération de dirigeants. Le bio n’est qu’une question économique et d’image. C’est du business. Les emballages et le gaspillage alimentaire sont toujours un gros problème. Les bons produits bios ne sont pas plus nombreux. Dans les biscuits labellisés, il peut y avoir de l’huile de palme, des adjuvants…»

Yann Bechtel prône ainsi un retour aux épiceries, proches des gens, créatrices de liens. «Je sais ce que je vends, je connais le petit producteur local personnellement. Le stock est plus facile à gérer: je peux revaloriser les produits avant de devoir les jeter, soit en les consommant en famille soit en les partageant avec le traiteur indien, Feel Bliss, avec qui je partage le local.»

Epiceries à la peine

L’épicier veut y croire, malgré les fermetures qui frappent bon nombre de magasins en vrac cette année, faute, selon diverses hypothèses, au Covid, au vrac dans les grandes surfaces, au manque de temps, à la paresse des consommateurs, aux mites, aux prix… «Je crois à un nouvel élan. Personnellement, j’ai une grande expérience de la vente et j’ouvre avec une ligne claire: tout est bio, le plus possible local et en vrac. On peut quasi trouver tout ce dont on a besoin. Mais j’essaie de sensibiliser mes clients au fait qu’il faudra bientôt se passer de noix de cajou, voire de chocolat. Car sans pétrole...»

A l’exception de quelques produits, surtout non alimentaires, Yann Bechtel et sa famille ne consomment que ce qu’il vend dans son magasin. Les bonbons? «Mes enfants en reçoivent assez aux anniversaires, rigole-t-il. Ils ne sont pas en manque de sucre.» Quant aux prix, il est certain que les produits transformés sont plus chers. «En fait, quand on se met à s’alimenter en bio et en local, comme quand on décide d’arrêter la voiture, il s’agit de bouger son cadre de vie, changer ses habitudes, sinon on ne s’en sort pas.» Les pâtes vaudoises à 14 francs le kilo, deviennent un plat de luxe du samedi soir. Quand les grains d’épeautre, de blé et d’avoine sont mangés au quotidien.

Plus largement, l’épicier regrette que le budget nourriture, pourtant essentiel à notre survie, des ménages suisses ait fondu depuis un siècle. Soucieux de permettre à ses clients de se nourrir correctement sans grever leur budget, il a baissé les prix de ses fruits. «Au point qu’ils sont parfois même moins chers que dans les grands magasins.» Il indique aussi que derrière des pâtes à 1 franc le kilo ou une paire de chaussures à 20 francs, il y a forcément l’exploitation de la planète et d’êtres humains. Partie prenante du groupe familles d’Extinction Rebellion, il milite pour une société postcapitaliste et postcroissance. «En tenant compte de la justice sociale au niveau local et mondial, c’est chaud! Le virage est serré, mais on n’a pas le choix.» Le sourire jamais loin, malgré la gravité de la situation, Yann Bechtel rêve de voir de plus en plus de gens prendre conscience de l’urgence et oser changer de vie. «Un autre chemin est possible.»

Site internet: chezlepicier.ch