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En équilibre entre les arts

Portrait de Jessica Arpin sur son vélo d'acrobate.
© Thierry Porchet

Son vélo d’acrobate, Jessica Arpin en a fait un outil social.

Circassienne, Jessica Arpin a l’esprit aussi agile que le corps

Une acrobate qui voltige sur un vélo jaune Kunstrad. Une multilinguiste qui parle à l’envers. Une militante qui lance une pétition pour l’Amazonie. Une féministe qui aime rire avec les hommes. Difficile de circonscrire la circassienne qui joue sur les scènes et dans les rues du monde entier. Jessica Arpin est une équilibriste ambulante. Ses fils rouges: l’égalité, l’écologie, l’interculturalité. Autant de thèmes qu’elle incarne via son histoire, son corps, son art. Née au Brésil, elle a vécu ses premières années à la Nouvelle-Orléans, puis a grandi à Genève, où elle découvre le monde du cirque. A 18 ans, elle se spécialise dans le vélo acrobatique et le clown à Montréal. Deux disciplines où les filles sont rares. Depuis, Jessica Arpin arpente le monde, semi-nomade, proposant ses créations tragi-comiques, poétiques, drôles et acrobatiques. Le cirque devient son outil social. «Je n’ai pas envie de montrer la souffrance sur scène. Je suis si heureuse d’apporter un peu de rire et de douceur, comme lors de ma tournée au Congo, ou au Brésil où j’ai joué dans un hôpital. Dans celui-ci, les statistiques ont montré que le besoin de médicaments diminue quand des spectacles y sont proposés.»

Interculturelle

A 40 ans, elle vit à Barcelone avec son compagnon argentin et leur petite fille, dans une colocation d’artistes; revient dans son pied-à-terre familial de Chêne-Bougeries régulièrement; et passe une partie de ses étés dans un petit village italien. «Je me sens chez moi dans beaucoup d’endroits. Mais je dirais que je vis avant tout dans mon corps», résume-t-elle, avec un sourire éblouissant – malgré ses deux fausses dents, le métier n’étant pas sans risque. «Dans l’art clownesque, on joue avec nos faiblesses ou avec les contrastes. Pour ma part, en passant du sourire à un air méchant, ça fait rire», raconte Jessica Arpin, dont le visage d’ange ne doit pas être étranger à l’accueil chaleureux du public. Mais rien n’est jamais gagné. Lors de sa dernière tournée, aux Emirats arabes unis, elle a joué, lors d’un festival de rue, son spectacle Kalabazi («acrobatie», en hindi) dans lequel une femme cherche à épouser quelqu’un, qu’importe le genre. «J’enlève un de mes souliers à talon et c’est un homme ou une femme de l’assistance qui doit l’essayer. Si au Brésil, il y a toujours au moins cinq personnes qui se précipitent et si, en Italie, il m’arrive de demander la permission aux dames d’emprunter leur compagnon – malheureusement la jalousie existe encore –, à Sharjah, l’un des Emirats, il m’est arrivé, une fois, d’essuyer un refus net. Ce n’était pas facile, mais j’ai continué mon spectacle sur mon vélo, en laissant de côté le scénario. A la fin, j’ai eu la magnifique surprise que des femmes viennent vers moi s’excuser.»

Multilingue

Son approche interculturelle, Jessica Arpin la conjugue dans toutes les langues des pays visités. Sa mémoire et ses facilités linguistiques lui ont permis de jouer en japonais, en inuktitut (langue inuit), en hindi, en dialecte des Abruzzes… Dans certains spectacles, elle parle même une langue inédite. «Depuis petite, je m’amuse à lire à l’envers», dit-elle en donnant plusieurs exemples avec une rapidité épatante. Une capacité qu’elle déploie notamment dans la pièce pour enfants sur les genres Tout à Verlan.

Sens dessus dessous, l’artiste expérimente encore et toujours. En ce moment, elle s’astreint à une heure de répétition quotidienne d’antipodisme (jonglage avec les pieds) dans l’idée d’un prochain spectacle où elle jonglera avec des pizzas. Car c’est non seulement par les mots mais aussi par la cuisine que Jessica Arpin aime tendre les bras vers les autres.

Des histoires, la drôle d’oiselle en a plein ses tiroirs. Comme celle sur le pôle Nord qu’elle couve depuis son voyage en terre inuit il y a dix ans. «Avec les années, je deviens moins impatiente. Je vois que tout arrive au bon moment. J’apprends à ne pas forcer les choses, à avoir confiance. Je sème, certaines graines poussent, d’autres dorment encore…» explique l’adepte de yoga. Pour exemple, son rêve de parcourir le fleuve São Francisco au Brésil, avec sa troupe de cinq artistes femmes, Garbuix («grabuge», en catalan), est en train de prendre forme au travers de rencontres qui ressemblent à d’étonnants coups de pouce du destin.

Amazone

Si elle a une bonne étoile, Jessica Arpin a aussi l’art de rebondir. Quand elle s’est cassé le métatarse, de fatigue, et alors qu’elle allaitait encore, elle a mis à profit son immobilisation pour agir face à la déforestation criminelle générée par la politique du nouveau président brésilien. «Je me sentais si démunie, si impuissante…» se souvient celle qui lance une pétition en ligne pour l’Amazonie demandant que le Conseil fédéral intervienne et démarre «un véritable changement d’attitude politique et économique». Un coup de tête pour celle qui milite généralement au travers de la culture. Mais, avec le décuplement des feux de forêt en été, le nombre de signatures explose pour atteindre plus de 15000 paraphes. L’écologiste est invitée par la Chancellerie à déposer sa pétition en décembre dernier. Ce qu’elle fera sur son vélo – symbole par excellence de mobilité douce – accompagnée par le chanteur brésilien Chico César. «Il y avait peu de monde, finalement. Mais voilà, c’était ma goutte d’eau», explique l’artiste qui, tel le colibri, fait sa part. La Confédération lui a répondu, poliment, en lui assurant aborder la question des incendies de forêt avec les pays concernés. Sans cacher sa déception, elle ajoute: «Je ne suis jamais allée en Amazonie et ne pense pas y aller. Mais j’ai besoin de savoir que les peuples indigènes, la faune, la flore peuvent y vivre en paix.»