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Au cinéma en mai

Image tirée du film Travail au noir. Deux inspecteurs sur un chantier.

"Travail au noir" d'Ulrich Grossenbacher, "Rien à foutre" de Julie Lecoustre et Emmanuel Marre, et "Ma famille afghane" de Michaela Pavlátová sont à découvrir dans les salles obscures


Travail au noir et zone grise

Le documentaire suisse Travail au noir d’Ulrich Grossenbacher suit cinq inspecteurs du travail dans leurs visites inopinées à travers le canton de Berne. Un film qui met en évidence la misère sociale souvent cachée dans notre pays prospère, tout en soulignant la difficulté d’impartialité de la fonction

Image tirée du film: un travailleur sans-papiers face à un inspecteur.

 

Frédy, Regula, Marcos, Stefan et Christoph sillonnent les routes du canton de Berne. Toujours en binôme, ils sont en quête des fraudeurs, des exploités, du dumping salarial… En effet, ces quatre hommes et cette femme sont inspecteurs pour le Contrôle du marché du travail, l’organe cantonal mandaté par l’Office de l’économie et les commissions paritaires. Construction, hôtellerie-restauration, vente, etc., ces agents sont sur tous les fronts et en premières lignes face aux pires abus en matière de Code du travail, au non-respect des conventions collectives ou encore à l’exploitation des sans-papiers. C’est leur quotidien que le cinéaste Ulrich Grossenbacher s’est attelé à capter. Des interventions aléatoires, sur les chantiers ou dans des établissements, parfois aux allures de films policiers, aux confidences, réflexions et doutes des uns et des autres durant les trajets en voiture, le réalisateur esquisse les contours d’une mission complexe administrativement, mais surtout humainement. Le tout ponctué de prises de position sur la question de Corrado Pardini, ancien membre du comité directeur d’Unia.

Avec pour objectif de s’engager «pour un monde du travail humain et digne d’être vécu», Ulrich Grossenbacher réalise un long métrage qui propose des petites histoires tragiques avec, pour toile de fond, la vaste question de la protection des salaires et l’accord sur la libre circulation des personnes. «Au cours des quinze dernières années, l’UE a considéré que les intérêts économiques d’une société industrielle et de services en quête de profit et de croissance étaient plus importants qu’une Europe sociale et soucieuse d’équilibre», dénonce le cinéaste. Le ton du film est donné!

Subjectivité et renforcement des sanctions

En choisissant de suivre cinq inspecteurs, Ulrich Grossenbacher met surtout en lumière toute la part de subjectivité de la fonction. Quand les uns envisagent en effet de laisser les sans-papiers s’échapper avant l’arrivée de la police, un autre fera preuve de «l’empathie d’une biscotte», pour reprendre les termes de l’intéressé… Témoignant ainsi des divergences, parfois profondes, entre les contrôleurs.

Avec, à l’occasion, un récit familial directement relié à la problématique – des parents saisonniers espagnols, une mère exploitée durant son enfance, ou encore un grand-père protagoniste de la grève générale de 1918 – les inspecteurs démontreront une volonté partagée de protéger des acquis sociaux obtenus de haute lutte. Et n’hésitent pas à dénoncer des pénalités à l’encontre des employeurs fraudeurs jugées clairement insuffisantes. Le large sourire aux lèvres d’un patron, pris la main dans le sac et apparaissant à visage découvert, est bien la preuve que le risque et la peine encourus sont dérisoires. Alors qu’en face, son employé sans-papiers sri-lankais est, lui, emmené par la police… Une image qui résume à elle seule toute l’injustice du phénomène et qui appelle à un renforcement des sanctions dans une société où malheureusement, déplore Ulrich Grossenbacher, «la protection sociale est passée de mode».

Travail au noir, d’Ulrich Grossenbacher, sortie en Suisse romande le 11 mai.


Sourire jaune et bleus à l’âme

Rien à foutre dresse le portrait d’une hôtesse de l’air au sein d’une compagnie aérienne low-cost. Une comédie dramatique qui, au-delà de dénoncer les conditions de travail et les salaires de misère de la profession, vient mettre le doigt sur les douleurs d’une jeune femme perdue

Image tirée du film: une hôtesse de l'air fume une cigarette.

 

Cassandre, 26 ans, est une hôtesse de l’air belge établie à Lanzarote dans l’archipel des Canaries. Elle travaille pour une compagnie aérienne low-cost et enchaîne ainsi les vols jusque dans trois pays par jour. En plus de conditions de travail déplorables et d’un salaire de misère, la jeune femme subit des exigences constantes de son employeur pour augmenter les ventes de produits duty free à bord. Quand elle n’est pas en service, Cassandre aligne les fêtes sans limites et les rencontres sans lendemain. Menant une vie dénuée d’attaches, si ce n’est aux réseaux sociaux, elle semble toutefois s’en accommoder et même en retirer une certaine satisfaction. Mais dans cette fuite en avant, l’employée va finir par perdre pied sous la pression de la compagnie. Cassandre n’aura ainsi d’autre choix que d’affronter ses douleurs enfouies en revenant vers ceux qu’elle a laissés au sol…

Ecrit et réalisé en binôme par les cinéastes français Julie Lecoustre et Emmanuel Marre, Rien à foutre se présente comme une immersion totale dans le monde des travailleurs du ciel. Tourné en conditions réelles avec de très nombreux professionnels du domaine dans leur propre rôle, le film fait preuve d’un réalisme cru. Et vient démystifier un job harassant associant nettoyage, vente, service, à une représentation exacerbée de la féminité et un sourire de façade. Pourtant, explique Julie Lecoustre, «malgré les conditions de travail et la rémunération misérable, c’est un métier qui fait toujours rêver et les candidatures ne manquent pas».

Décalage et solitude

Rien à foutre vient ainsi clairement dénoncer la situation précaire de ces jeunes femmes: «Elles vivent souvent en petites communautés apatrides, dans des colocations près des aéroports, continue la réalisatrice. Elles sont en décalage permanent, il n’y a plus de semaines, on leur donne un planning hebdomadaire et elles découvrent leurs destinations.» Et pourtant, et c’est bien toute la singularité du long métrage, Cassandre ne semble pas intéressée à améliorer son cadre de vie professionnel et personnel. «Tu trouves que les conditions sont bonnes? Si on ne fait rien, ça va être de pire en pire pour l’avenir», lui lance un syndicaliste pour tenter de la convaincre de rejoindre un mouvement de protestation. Sans succès! Car si, au fond, elle a bien conscience des problèmes et en arrive à envier les hôtesses des compagnies aériennes traditionnelles, elle se complaît dans cette vie solitaire et désinvolte sans responsabilités. Se faisant ainsi la porte-voix d’une certaine jeunesse qui n’en a littéralement «rien à foutre». De jeunes adultes perdus qui vivent à travers les réseaux sociaux, les fêtes à outrance et ne se parlent plus si ce n’est via des messages vocaux enregistrés. Car au final, c’est un film qui traite avant tout de solitude. Une solitude qui, affirme Emmanuel Marre, lucide, «figure aussi ce qui arrive dans le monde du travail, où l’on essaie d’atomiser les travailleurs, de casser les solidarités, les liens».

Rien à foutre, de Julie Lecoustre et Emmanuel Marre, sortie en Suisse romande le 4 mai.


Carnet blanc et vie pas rose

A travers les yeux d’une jeune Européenne, Ma famille afghane raconte l’histoire d’une maisonnée dans le Kaboul des années 2010. Un film d’animation soigné de la réalisatrice tchèque Michaela Pavlátová qui décrit, non sans humour, le quotidien inique des femmes

Image tirée du film: une famille pose pour une photo.

 

Etudiante en économie à l’Université de Prague, Helena tombe follement amoureuse de Nazir, un Afghan. Faisant fi des mises en garde, la jeune femme décide de tout plaquer pour le suivre à Kaboul seulement deux mois après leur rencontre. Ils se marient dès leur arrivée et Helena devient Herra. Dans cette société afghane de 2011 dont elle ne connaît pas les codes, elle va devoir trouver sa place. Et notamment au sein de sa belle-famille composée d’un grand-père libéral, d’une belle-mère qui pleure encore un mari et un fils tués par les Talibans, d’une belle-sœur sous l’emprise d’un mari traditionaliste et brutal, et de neveux et nièces qui aspirent à un mode de vie occidental. Mais alors qu’elle se rêve mère de famille nombreuse, Herra doit faire face à sa stérilité. C’est finalement la rencontre avec Maad, un gamin des rues abandonné, qui va venir bouleverser la structure familiale. Amenant même la jeune femme à envisager une activité professionnelle au sein d’une ONG. Mais dans ce pays gangréné par les traditions ancestrales, le clan va bientôt imploser pour ne plus jamais être le même…

Adaptation du roman Freshta de Petra Procházková, Ma famille afghane s’inspire en partie du propre parcours de cette journaliste et travailleuse humanitaire tchèque. Réalisé par la cinéaste Michaela Pavlátová, le long métrage a déjà été primé au Festival d’Annecy et récemment sélectionné au Festival du film et forum international sur les droits humains de Genève.

Vus de l’intérieur

A travers le quotidien de cette famille, le film décrit toute la palette des contraintes imposées aux femmes afghanes: isolement social, mariages forcés, violences domestiques, insultes, etc. Mais en adoptant le point de vue de Herra, le récit envisage ces injustices de l’intérieur. Un élément narratif important qui vient donner un surplus de compréhension, face à nos a priori d’Occidentaux, pour ces héroïnes qui tantôt se battent, tantôt se soumettent. Et qui permet, ainsi que l’explique la réalisatrice, de comprendre ces épouses même lorsqu’elles sont dans des situations que nous désapprouvons.

Inversement, Ma famille afghane refuse de condamner les personnages masculins et en dresse un portrait sensible en montrant leur capacité à aimer et à pleurer. Invitant ainsi le spectateur à ne pas juger les personnes, mais plutôt le conservatisme et les idées préconçues auxquels elles sont soumises. «On peut condamner une société dont le comportement des individus et des groupes s’éloigne de notre modèle, note la réalisatrice, mais dès lors qu’on s’intéresse à l’âme des êtres humains, à leurs relations familiales et à leur quotidien, on comprend mieux leurs différences.»

En faisant preuve d’un humour tendre, mis en valeur par des dessins clairs et naïfs, le film réussit le pari ludique et didactique d’aborder les modes de vie de la société afghane d’il y a dix ans, tout en racontant une histoire de famille universelle.

Ma famille afghane, de Michaela Pavlátová, sortie en Suisse romande le 27 avril (à partir de 12 ans).